L'aseptisation du débat sur les conflits actuels prépare mal nos contemporains à la violence de la conflictualité ambiante. Il faut d'urgence restaurer la légitimité de l'emploi de la force militaire et mieux préparer l'opinion à l'engagement des armées sur le terrain.
Pour une pédagogie de la violence guerrière
Education on the violence of war
The increasing sterility of debate surrounding current conflicts ill prepares our generation for the violence of warfare. There is an urgent need to re-educate people on the legitimacy of use of force, and thus prepare public opinion for the commitment of forces in theatre.
L’Histoire continue… et la violence y fait un retour remarqué. Pour preuve, aujourd’hui en Afghanistan, les militaires français se battent et tuent. Ils tuent des adversaires, des insurgés, des combattants, des taliban, qu’importe le terme employé. Mais nos soldats, eux aussi, sont tués ; quarante d’entre eux ont ainsi perdu la vie depuis le début des opérations en 2001. C’est une vérité froide, un fait avéré. Dans ce contexte, le discours de la paix semble bien dérisoire face à la réalité de la guerre. Et derrière ce simple constat, se profile un mot : la mort ; et son corollaire, la violence, dans son acception la plus brutale.
C’est pourtant cette dernière qui, aujourd’hui, est totalement exclue du champ du débat de nos engagements militaires alors qu’elle accompagne l’action quotidienne de nos soldats en opérations. De fait, le déni de la violence guerrière est devenu le credo d’une société marquée par la recherche effrénée du bonheur et le refus viscéral du conflit. Ainsi, la violence ne semble survivre, le plus souvent, que dans ses manifestations secondaires dont les plus symboliques sont ses versions urbaines, professionnelles ou conjugales, loin des enjeux internationaux où elle s’exacerbe.
Or, alors que nos forces ont, depuis de nombreuses années, remis au cœur de leur formation, la maîtrise de la force, au travers notamment du discours sur l’éthique des armes, le débat sur la violence a totalement disparu de la scène publique. Et s’il importe peu de dégager des responsabilités à l’origine de cette tendance, nous sommes néanmoins tous concernés, soldats, décideurs ou simples citoyens par cette abstention.
Dans ce silence gênant, seuls quelques esprits font encore salutairement œuvre de pédagogie pour expliciter la grammaire du monde et plus précisément celle de la guerre. Malheureusement, ces voix restent isolées, en raison de l’atonie des relais traditionnels que sont principalement le Politique et l’École. Cette dernière, en l’absence de directives ou d’orientations de celui-là, s’est résignée à ne plus jouer ce rôle pour éclairer notre jeunesse sur ce qui forgera son avenir. Il en est de même de la masse de nos concitoyens qui, engluée dans les sujétions du quotidien, rechigne à engager un dialogue exigeant sur ce sujet et préfère rester confortablement dans l’ignorance de la tragédie qui se joue sur la scène internationale. Dans cette aseptisation croissante des conflits contemporains, c’est l’intelligence du monde que l’on condamne, la réalité des faits que l’on nie.
Ce sombre constat appelle une réponse énergique, car il met à mal deux éléments qui ont façonné la conception de la nation française. Une conception singulière, forgée par l’Histoire, défendue par ses citoyens en armes et qui a enfanté notre société contemporaine.
Il s’agit tout d’abord, comme l’a récemment réaffirmé le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, de préparer les Français à surmonter le drame qu’engendrerait un incident majeur sur le territoire national. Cette idée, plus connue sous le terme de résilience, présuppose que nos concitoyens aient une conscience réelle de cette éventualité et du niveau de violence qu’elle impliquera. Car, le moment venu, il s’agira de la maîtriser, et à défaut de l’accepter. Devant le vacillement possible de nos institutions et la remise en cause de notre cadre de vie, un tel discours semble indispensable pour préparer les esprits à surmonter cette épreuve.
Le second élément ressort du lien Armée-Nation à travers le débat sur la légitimité de l’emploi de la force. En effet, la nation acceptera a fortiori la violence dont doivent faire usage nos soldats, qu’elle sera consciente que celle-ci est employée pour une juste cause et qu’elle s’avère nécessaire à l’exécution et à la réussite de leur mission. En ce sens, il s’agit surtout d’éviter de rééditer les erreurs du passé et de revivre les heures les plus sombres de notre histoire où toute une armée s’est vue accusée, trop souvent à tort, d’un usage immodéré de la violence dans une guerre qui ne sera finalement reconnue comme telle que dans un discours présidentiel de 1999 (il faudra cependant attendre le vote par le Parlement de la loi du 18 octobre 1999 pour consacrer la reconnaissance légale de la guerre d’Algérie). Aussi, dans le contexte de nos engagements contemporains, la violence maîtrisée sera d’autant mieux perçue, comprise et encadrée que les Français seront convaincus de la nécessité de son usage légitime pour protéger les intérêts nationaux comme leurs concitoyens. Il convient donc de favoriser la prise de conscience sociale de l’existence de cette violence afin de distinguer celle qu’il est légitime de mettre en œuvre de celle qui salit une démocratie et bafoue ses valeurs.
Dans cette perspective, les médias de masse ont un rôle majeur à jouer auprès de la population afin de rendre audible et intelligible cette nécessaire maîtrise de la violence dans un environnement international à la complexité croissante. Pour développer cette entreprise, les faiseurs d’opinion et leur public, celui des décideurs institutionnels ou privés, déjà conscients de la tragédie du monde, ne constituent pas la cible prioritaire. Bien au contraire, il s’agit plus largement d’alerter le grand public sur cette dure réalité trop souvent occultée pour des raisons contestables au premier rang desquelles sa peur supposée de tout discours de vérité. Au regard de cette démarche, il est également essentiel que les médias s’affranchissent d’un traitement commercial et voyeuriste de la violence afin de dépasser le simple stade du spectacle.
De même, plus encore que les clichés empreints d’émotion que nos médias se plaisent régulièrement à diffuser, il est nécessaire de briser l’image d’une armée dont l’essentiel du rôle et de l’activité serait consacré à remplir des missions à caractère humanitaire. Si l’on ne peut nier que les guerres d’aujourd’hui se gagnent moins sur le champ de bataille que dans les cœurs et les esprits, il est criminel d’affirmer que le combat, la violence et la mort en seraient désormais exclus.
C’est donc la nature du regard que portent les médias sur l’action de nos Armées qu’il est impératif de réviser. En cela, ce ne sont pas que les images, mais aussi le langage et le vocabulaire qui doivent évoluer vers une forme plus crue reflétant mieux la nature de nos opérations. À ce titre, la communication opérationnelle des armées se doit d’accompagner le travail des journalistes de Défense et relayer leur action afin de mieux faire percevoir la terrible réalité de la violence et plus encore de la guerre.
Comme le soulignaient récemment des Parlementaires, il est à noter, ces derniers mois, une inflexion sensible du discours politique et de la couverture médiatique de nos engagements en raison du durcissement du conflit afghan. Il s’agit donc désormais d’entretenir cette nouvelle dynamique et de la prolonger. En ce sens, la combinaison raisonnée des efforts des journalistes et des militaires peut seule raviver la conscience qu’ont les Français de la violence propre aux opérations militaires. Au-delà de cette action, l’enjeu est bien de sensibiliser l’opinion publique à cette problématique afin de peser en toute conscience sur les orientations et, in fine, sur les décisions des représentants de la Nation.
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
Hubert Védrine : Continuer l’Histoire ; Éditions Fayard, 2007.
Michel Maffesoli : « La violence est une dérive de l’idéologie du risque zéro », Le Figaro du 14 octobre 2009.
Benoît Royal : L’éthique du soldat français ; Économica, 2008.
Thierry Cambournac : « Vers la guerre désincarnée », Inflexion n° 12/2009, p. 87. Discours du chef d’état-major des armées du 6 octobre 2009 à l’Irsem.
Benoît Duquesne : Comprendre la guerre d’Algérie ; Éditions Perrin, collection Tempus, chapitres VI et IX.
Émission spéciale consacrée à l’Armée de terre présentée par Michel Drucker et diffusée par France 2 le 14 juillet 2009.
Christophe Barbier : « Le coût du sang », éditorial de L’Express du 5 novembre 2009. ♦