L’opuscule Sauvons la démocratie ! se veut « Lettre ouverte aux hommes et aux femmes politiques de demain ». Mais la portée de cet ouvrage est loin de se limiter à des préceptes pour la jeunesse.
En fait, Pierre Calame, son auteur, au fil d’un « précis de gouvernance » prolongé d’un « discours de la méthode » greffé sur notre époque, y révèle l’expérience accumulée par la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le progrès de l’homme (FPH) qu’il préside depuis 2010 après en avoir été le directeur. Cette fondation, créée en 1982, se distingue par la tolérance et l’ouverture d’esprit. Grâce à ses propres ressources, elle milite en toute liberté pour l’avènement d’un ordre mondial qui essaierait de dépasser, mais sans le renier, le stade de la nation-État, perçu comme facteur de division et de repli sur soi. En ce sens « Sauvons la démocratie ! », bréviaire des amis de la fondation, devient un manuel pratique et simple à la disposition des jeunes et moins jeunes décidés à reconstruire le monde.
De la gouvernance
Ce monde souffre de « l’acratie », « cette maladie de la volonté qui fait que, sachant devoir changer, on ne trouve pas en soi-même la volonté de le faire. Notre terre se meurt. Chacun le sait. Chacun le voit » (p. 7). Que fait-on en réponse ? Rien ou presque : les bras nous tombent devant l’impossibilité de secouer un système institutionnel né en Occident entre le XVIIe et le XIXe siècle, à bout de souffle aujourd’hui. Selon Pierre Calame, « l’humanité a besoin pour survivre de conduire une grande transition » (p. 8). Il en décrit dans son manuel les quatre dimensions ou changements structurels à rechercher.
La première, essentielle, correspond à « l’émergence d’une communauté mondiale » qui « ne signifie pas existence d’institutions internationales mais conscience vécue d’un destin commun » (p. 15). Construire la conscience de ce destin commun serait le seul moyen de « civiliser » notre XXIe siècle face aux défis du monde que l’échelon national ne peut plus affronter. « Votre devoir, dit Pierre Calame en s’adressant aux futurs politiciens, sera de mobiliser les moyens de l’État pour soutenir, de l’échelle locale à l’échelle mondiale, le développement de mouvements et d’assemblées de citoyens qui seuls pourront créer… des espaces nouveaux de dialogue, de découverte mutuelle et d’apprentissage de la coopération » (p. 7). La FPH a donné l’exemple en convoquant en 2001 à Lille une « Assemblée mondiale des citoyens ».
La deuxième dimension se rapporte à « l’adoption au plan mondial d’un socle éthique commun ». Aux deux piliers éthiques traditionnels – la Charte de l’ONU et la Déclaration universelle des droits de l’homme – s’ajouterait un troisième pilier concernant surtout les devoirs et les responsabilités de chacun, c’est-à-dire « une charte des responsabilités universelles auprès des instances de l’ONU… soit, le principe de responsabilité qu’on trouve au cœur de la construction européenne » (p. 19).
La troisième dimension concerne le développement particulièrement malaisé vers des sociétés durables. Ce programme se heurte en effet à la quasi impossibilité de mettre en œuvre des valeurs auxquelles on croit. Alors que le concept a été adopté au niveau mondial (au Sommet de la Terre de Rio en 1992, un projet de charte des responsabilités universelles a été rédigé), « nous marchons dans le bon sens, celui de la durabilité, mais à l’intérieur d’un train, celui du développement, qui roule dix fois plus vite dans la direction opposée » (p. 24). Cette troisième dimension sera si dure à installer qu’elle pourra nécessiter une révolution de la gouvernance.
Manière de gérer la société aussi bien que de concevoir l’Etat, la gouvernance – à ne pas confondre avec les préceptes éculés de la « bonne gouvernance » – permet d’adapter une civilisation aux défis qu’elle doit relever. « Elle est l’art de maintenir une société dans son domaine de viabilité en dehors duquel elle meurt » (p. 20). Passer du carcan du développement actuel à l’idéal d’une société durable exige une action à tous les niveaux – local, territorial, national, mondial – un rapprochement, voire une fusion des couches sociales, des ethnies, des « niches étatiques » qui perdurent si bien aujourd’hui.
Face à une action aussi ambitieuse, il convient de parler de révolution : le partage des compétences devra faire place à la « compétence partagée », le repli sur soi à l’ouverture tous azimuts, etc. N’est-ce pas cette quatrième dimension « révolutionnaire » que les femmes et hommes politiques de demain devront mener avec le maximum de compétence, d’ouverture d’esprit, et surtout, face aux risques, de doigté ?
Rudiments de la méthode
Pierre Calame, en bon polytechnicien, va toujours jusqu’au bout de ses raisonnements et de leur mise en œuvre. Ainsi, selon lui, la méthode de mise au point et d’application des changements structurels correspondra, en ce XXIe siècle, à un « art de faire ensemble » fondé sur six principes (p. 35 à 40).
1/ Préférer la démarche de bas en haut à celle de haut en bas : le recours aux experts et autres faiseurs de miracles a fait son temps !
2/ Créer, dès le début d’un processus de réflexion collective, une solide base de connaissances et d’expériences.
3/ Permettre l’expression de la diversité des points de vue.
4/ Recueillir et analyser en commun des expériences significatives aussi diverses que possible.
5/ Élaborer de façon pluraliste, à partir de l’analyse des faits, des « cahiers de propositions ». Leur synthèse fera apparaître des familles de propositions. Les responsables politiques devront être tenus de se prononcer sur cette synthèse.
6/ Analyser la dynamique de transformation du système, identifier les obstacles majeurs à surmonter et les leviers d’un changement. Il est commode, selon l’auteur, de se représenter alors l’évolution en recourant à trois sous-systèmes reliés entre eux et réagissant l’un sur l’autre : le premier est le système écologique lui-même, celui des limites de la biosphère, celles de l’eau de qualité par exemple ; le deuxième sous-système – celui des sciences dites « sociales » – est constitué des logiques culturelles, sociales, économiques et politiques qui caractérisent la société et son évolution ; le troisième sous-système est l’ensemble scientifique et technique. Du moteur à explosion à Internet, son impact ne peut être occulté.
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« Sauvons la démocratie ! » fourmille d’autres recettes accumulées par l’auteur au long de deux décennies de réflexions et d’échanges. La « politique en millefeuille » (p. 74), l’approche cybernétique de la gouvernance (p. 94), voire le passage de l’économie à l’ œconomie (p. 115) n’auront plus de secrets pour vous car tout cela est présenté émaillé d’exemples lucides, expliqués en toute clarté.
Quand vous fermez ce petit livre, vous vous posez cependant une question : tout ceci n’est-il qu’élucubrations de technocrates ? Eh bien, je ne le crois pas. Je viens de lire tout cela, le soir à l’étape, au cours d’un voyage en Asie centrale. À l’entour, j’étais confronté aux insuffisances criantes du pouvoir étatique débordant sur des pouvoirs territoriaux et locaux quasi inexistants. Tout n’était que gabegie, trafic, concussion : une sorte de néant. Et voilà que m’était offerte une réflexion approfondie révélant, certes, sur l’Occident bien des tares mais aussi un travail de fourmi mené par des fondations, des comités, des associations locales ou territoriales mettant peu à peu au point des remèdes en voie d’application par des fonctionnaires encore animés par le sens de l’État, par la volonté de Servir. « Allons donc ! Tout ne va pas si mal chez nous », ai-je pensé. « Que nos responsables politiques soient ce qu’ils doivent être : ‘‘des capteurs d’idées et de rêves’’ (p. 14), le reste suivra » !