En 2010, l’Institut Montaigne confie à Gilles Kepel le soin d’une enquête sur l’islam en nos banlieues. On ne pouvait faire meilleur choix. Les compétences multiples de l’auteur le justifiaient, comme l’objectivité dont il a toujours fait preuve dans un domaine bien chaud et propice aux jugements mal assis. En résultent deux livres. L’un, Banlieue de la République, est la restitution des entretiens, le second, la synthèse et les conclusions de l’auteur. Le lecteur pressé pourra faire l’économie du premier, qui pourtant transcrit de savoureuses conversations mi-verlan mi-sabir algérien. Quant au second, nul ne peut parler désormais de « notre » islam qu’il ne l’ait lu.
Le lieu de l’enquête s’imposait : deux communes du fameux 93 (dont on oublie qu’il est de Seine-Saint-Denis), Clichy-sous-Bois et Montfermeil. La première détient un record peu enviable, 76 % de ses administrés ayant un de leurs deux parents né à l’étranger. Le 93 est un ramassis : immigrés anciens et nouveaux, meneurs musulmans de toutes sortes, prêcheurs évangélistes, roms, et quelques gaouris perdus (nous autres). C’est aussi la plus grande zone industrielle d’Europe et le fief, au siècle passé, du Parti communiste français. À l’Ouest du département, les gisants de notre Basilique royale poursuivent, indifférents à leur nouvel environnement, leur méditation silencieuse. C’est à Clichy et Montfermeil qu’à l’automne 2005 éclatèrent des émeutes jamais vues, à la suite de l’électrocution de deux loulous en fuite et de ce que, dans leur « grand récit », les musulmans du cru appellent le gazage de la mosquée Bilal, travestissement de la course erratique d’une grenade lacrymogène maladroitement lancée par un CRS qui n’en pouvait plus.
La Seine-Saint-Denis, dit Gilles Kepel, est La Mecque de l’islam de France. Islam de France ou islam en France ? C’est une belle querelle ! L’auteur choisit le « de », qui postule que l’islam, chez nous, pourrait prendre un visage plus aimable que celui de l’islam ordinaire. Le bon musulman ne l’entend pas de cette oreille : l’islam est l’islam, où qu’il soit. Si l’islam est un, ses prosélytes sont divers et toutes les tendances ici représentées : missionnaires frustres du tabligh, islamo-gauchistes façon Tariq Ramadan, Frères musulmans de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et, derniers venus, les salafistes, dont il faut savoir gré à l’auteur d’avoir éclairé cette dénomination ambiguë.
Des divergences des prêcheurs, le halal est un bon révélateur. C’est qu’il ne s’agit pas que de viande, objet de querelles dogmatiques et de rivalités commerçantes, mais d’une éthique de vie où mœurs sexuelles et matrimoniales ont une grande part. Ainsi élargi, le halal devient marqueur d’identité et sa diffusion, récente, est fulgurante. Il est aussi notre miroir, révélateur de ce que nous sommes nous-mêmes devenus. Chrétiens, nous étions gens du Livre, ce qui, pour les Musulmans, nous plaçait dans une catégorie inférieure sans doute, mais pour laquelle on a certains égards. Ainsi les interdits alimentaires pouvaient-ils, par politesse, être transgressés. Pareillement les restrictions matrimoniales. Pour les plus lucides de nos musulmans, ceci n’est plus de mise : où sont, demandent-ils, les gens du Livre ? Les Français d’aujourd’hui sont des moins que rien.
Gilles Kepel est trop honnête, ou trop frotté d’université, pour conclure fermement. Aussi bien annonce-t-il que cette enquête est pour lui ce que les militaires appellent « l’adieu aux armes ». Ce faisant, il se veut rassurant. Notre laïcité et la restauration de l’emploi règleront le problème. Le lecteur aura du mal à le suivre. S’il était dupe du discours politiquement correct que l’on tient sur l’islam, le voici désabusé. S’il savait déjà ce que l’islam recèle de menaces, d’inquiet qu’il était le voici affolé. La colère revendicatrice des jeunes musulmans n’a point de cibles. C’est « être là » qui les révolte. Argumenter nous est impossible : opposer la laïcité à une religion intégrale, c’est opposer le rien au tout. Pas d’espoir ? Aucun qui se puisse dire. Laissons le mot de la fin à Linda, chrétienne il est vrai mais dont la perspicacité est extrême : « Les gens qui ont fait ça (les émeutes de 2005), c’est tous des cons – ça peut recommencer ? – s’ils sont cons, oui ». Alors, mort aux c… ? Vaste programme, disait le général de Gaulle.