Yves Plasseraud observe, étudie et publie sur le problème des minorités en Europe depuis que ce problème a fait son irruption sur la scène diplomatico-médiatique. C’est-à-dire à l’aube des années 1990, à la faveur du grand dégel à l’Est consécutif à la chute du Mur de Berlin puis de l’éclatement de la Yougoslavie.
Il a enseigné cette matière dans diverses universités (Grenoble, Alicante, Vilnius) et au Collège interarmées de Défense à Paris. Devenu consultant en Estonie et en Lettonie, il allie à sa connaissance théorique une solide expérience pratique. Il ne faut pas être rebuté par le format – universitaire voire encyclopédique – de son dernier livre qui fournit un véritable tour d’horizon, le plus actuel et le plus complet qui sort de cette question des minorités, thème s’il en est, à multiples facettes.
En effet, nombreux sont les critères permettant d’approcher ce dernier. La plus évidente est la situation objective, numérique eu égard à l’ensemble de la population d’un État, encore qu’il existe des cas où des « majorités » se comportaient ou étaient placées politiquement et socialement en position de « minorités » (cas des Noirs dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid, des chiites libanais avant 1975), ce cas, fort minoritaire, si l’on peut dire est exclu de son champ d’étude. Le deuxième critère est l’appartenance identitaire nettement différente de celle du groupe dominant. Mais tout de suite on se demande sur quelle base l’apprécier, ethnique, linguistique, religieuse, bien évidemment en combinant tous ces critères. Mais déjà dans ce second cas, les situations sont fort disparates. Qu’y a-t-il de commun entre les 4,5 % de Suédois minoritaires répartis entre différents petites minorités nationales (Finnois, Roms, Juifs, Samis et Tordenaliens) et la situation des minorités nationales en Géorgie, au Haut Karabakh, en Moldavie, pour ne pas mentionner la minorité serbe du Kosovo ? Le troisième critère est encore plus extensif, c’est le sentiment d’appartenance des membres du groupe, celui de constituer une minorité, par auto identification, et le désir de voir le groupe en cause maintenir son existence. Quels groupes placer dans cette vaste catégorie, les Basques et les Catalans en Espagne, les Hongrois de Roumanie, les Tatars de Crimée, la liste est fort longue. Un quatrième critère est temporel et porte sur la longévité de la présence sur le territoire de référence, enfin le dernier critère se réfère à la position non dominante dans le pays, nous venons de l’examiner plus haut.
Yves Plasseraud en citant ces critères dégage deux types principaux. Le premier est celui des groupes autochtones, généralement qualifiés de minorités ethniques ou nationales, il s’agit de minorités traditionnelles. Celles-ci sont généralement présentes sur des portions de territoires assez stables (Alsaciens, Basques, Savoyards, Corses, Bretons…). Mais dans le cas français, s’agit-il de minorités, notion récusée de longue date par la République « une et indivisible » ? Le second groupe est celui des groupes allochtones, immigrés de plus ou moins fraîche date, ne détenant en principe pas la citoyenneté du pays de séjour mais ayant vocation à demeurer sur place et s’y implanter. Il s’agit de nouvelles minorités. S’agissant de ces dernières, leur importance numérique est considérable, au total, 30 millions d’étrangers ont été recensés en 2010 dans les 27 membres de l’Union européenne. Soit 6,1 % de la population européenne totale. Il est donc intéressant de bien suivre cette question des minorités qui pèse déjà tant sur le devenir européen et pèsera toujours davantage.
De la première interprétation du concept de minorité apparue à l’occasion de la signature des Traités d’Osnabrück et de Münster, qui, en 1648, mirent fin à la guerre de Trente ans aux divers textes portant sur les minorités adaptés généralement par le Conseil de l’Europe, que de chemin parcouru et quel changement de vocabulaire : Printemps des peuples (1848), éveil des nationalités, peuples et minorités, minorités nationales (SDN, 1919), instrumentalisation des minorités (les Sudètes allemandes…), legs de la guerre froide (réfugiés, personnes déplacées, fédéralisme territorial).
Après avoir brossé ce vaste panorama historique, rien n’échappe aux investigations de l’auteur qui décrit par le menu, les lieux, les textes, les institutions et déroule le kaléidoscope des minorités en Europe. Qu’il s’agisse du défi des Roms, des diverses minorités existantes ou recensées comme telles dans les divers pays : Suède, Grèce, Finlande (autonomie de l’archipel d’Åland), Royaume-Uni (des évolutions en cours), Suisse, (fédéralisme par essence), Belgique (abandon du centralisme), Espagne qui balance entre régionalisme et fédéralisme, Italie au régionalisme avancé. Puis, bien sûr, la situation à l’Est du continent où les minorités sont certainement les plus nombreuses, les plus vivaces et dont la situation a donné lieu à tant de déchirements et de conflits (Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Ukraine, pays baltes, Moldavie et ex-Yougoslavie). On le sait bien, la question des minorités est loin d’être close. Bien des nationalismes minoritaires virulents subsistent qu’il décrit dans le détail : Bosnie- Herzégovine, Catalogne, Chypre, Corse, Écosse, républiques sécessionnistes du Caucase du Sud, partie « albanaise » de la Macédoine, Slovaquie dans sa partie hongroise, Irlande du Nord (Ulster), pays basque du Sud.
D’où la nécessité qui s’imposent à la plupart des États européens de gérer politiquement (mais aussi économiquement et socialement) ces minorités, cette dernière partie de l’ouvrage étant peut-être la plus stimulante car elle se situe au carrefour de bien des préoccupations les plus actuelles (montées des extrémismes, racisme, antisémitisme, islamophobie, place et rôle du multiculturalisme…). Prudent quant à l’avenir, Yves Plasseraud ne se hasarde pas à prédire un émiettement des États européens, ni une déferlante démographique due notamment au changement climatique. Au terme de ce vaste parcours au sein de l’Europe des minorités, on sort avec l’idée que la mosaïque européenne aussi belle et généreuse soit-elle n’en demeure pas moins fragile. Cette situation donnera-t-elle lieu à de nouveaux conflits ou à d’autres affrontements d’un type nouveau, telle est la question que tout le monde se pose. Si Yves Plasseraud n’y répond pas directement, son ouvrage nous aide à mieux y réfléchir en toute connaissance de cause.