On présente communément la bataille de Leipzig, qui vit s’affronter la Grande armée aux forces coalisées de la Russie, de l’Autriche, de la Suède (de Bernadotte) et de l’Empire autrichien, comme la Bataille des Nations. Plus grand affrontement des temps modernes jusqu’à la Première Guerre mondiale, elle eût pour enjeu principal l’équilibre européen, plus particulièrement l’espace germanique.
Walter Bruyère-Ostelles, maître de conférence à Sciences Po Aix, en décrit les différentes phases – en vérité elle commença dès le 14 octobre 1813 lorsque furent aux prises les avant-gardes des deux armées – et en expose les enjeux militaires et diplomatiques. Au début de 1813, les troupes françaises tenaient une ligne s’étendant le long de l’Elbe, de Hambourg à Dresde, capitale de la Saxe. À l’issue de la désastreuse campagne de Russie, le tsar Alexandre Ier conçut son destin comme celui « du libérateur de l’Europe ». Peu après, le roi de Prusse Frédéric Guillaume III le rejoignit dans la lutte anti-française. L’Empire autrichien resta neutre un moment mais mena en réalité une double politique. Vienne était prête à ne pas se joindre aux combats si la France était disposée à s’en tenir à ses frontières « naturelles », le Rhin et les Pyrénées, et si elle levait sa tutelle sur l’Italie et lui laissait les mains libres dans les Balkans (Illyrie). Dans une entrevue célèbre à Dresde le 26 avril 1813, Metternich, proposa ce compromis à Napoléon, qui furieux contre l’attitude de son beau-père, le rejeta.
Napoléon restait persuadé qu’il pouvait défaire les troupes des coalisés l’une après l’autre. Il avait levé 350 000 hommes en janvier, puis 180 000 conscrits supplémentaires en avril, qui alimentèrent la propagande anglaise de « l’Ogre corse mangeur d’hommes ». Mais ces conscrits, inexpérimentés, on les appela les « Marie-Louise », n’avaient pas l’endurance de l’infanterie qui avait fait les belles années de la Grande Armée. Un témoin remarqua qu’ils ne pouvaient effectuer que 16 km par jour, contre 30 pour les grognards. Surtout l’Empereur ne put remplacer les quelque 120 000, ou 130 000 chevaux disparus dans la retraite de Russie, seuls 29 000 furent trouvés laissant 17 000 cavaliers sans monture. La coalition antinapoléonienne put aligner 510 000 hommes face aux 440 000 soldats de la Grande Armée, mais tous ces effectifs ne furent pas engagés à Leipzig car 100 000 hommes furent mobilisés pour défendre les place-fortes en Allemagne. Le 8 octobre, le roi de Bavière rejoignit les coalisés ; plus tard en pleine bataille, le 16, ce fut le cas des régiments saxons (d’où l’expression née par la suite de « saxons », c'est-à-dire traîtres).
Les combats s’engagèrent le 16 octobre au matin à Wachau, village au Sud-Est de Leipzig. 6 000 soldats sous les ordres de Napoléon affrontèrent les 140 000 hommes de l’armée de Bavière qui perdaient 30 000 des leurs. Mais la fatigue est grande chez les Français à l’issue de cette première journée de combat, Napoléon est tactiquement vainqueur mais stratégiquement vaincu. L’artillerie avait joué un rôle important au cours de la bataille. En 1800, dans les armées françaises se trouvaient deux canons pour 1 000 hommes, en 1809, c’est trois canons, en 1812, c’est neuf. Ce rôle majeur de l’artillerie poussa certainement Napoléon à déployer son infanterie sur deux rangs et non trois comme habituellement, les fantassins français combattant pour la première fois dans cette formation. En principe le 3e rang devait échanger ses fusils avec les hommes placés devant lui et recharger. La ligne française put prendre position sur une longueur accrue et ainsi être moins exposée aux tirs d’attrition. En revanche le déploiement français moins profond, offrait une fragilité aux charges de cavalerie. Après l’intermède du 17 octobre, un nouveau choc de titans se déroula le 18 devant Leipzig. L’arrivée de diverses troupes porta les forces coalisées à 300 000 hommes. Napoléon n’eut guère que la moitié à leur opposer. Bernadotte se porta à la tête de ses troupes pour engager le combat au nord de Leipzig et joignit ses efforts aux violentes attaques lancées par Blücher. C’est à ce moment que les Saxons cessèrent le combat et ouvrirent une brèche dans les lignes françaises. Les combats se poursuivirent avec une grande intensité, Sur l’immense champ de bataille dont la ligne de front s’étirait sur 15 km – autre innovation – les Français s’accrochèrent à tous les villages qu’ils tenaient encore mais Napoléon savait la retraite inévitable. Compte tenu de la position des Français encerclés et arcboutés sur la ville de Leipzig sans que le génie manœuvrier de Napoléon puisse surprendre l’ennemi, le rapport des forces était inéluctablement en faveur des coalisés.
Malgré l’indignation exercée par les mémorialistes français, la défection des Saxons n’était pas si surprenante que cela car elle s’inscrivait dans un vaste mouvement de nationalisme allemand qui avait commencé dès 1803 avec les proclamations de Arndt dans Germanien und Europa qui avait culminé avec Les Discours à la nation allemande de Fichte, série de conférences prononcées à Berlin en 1807-1808. Le patriotisme allemand sera diffusé par des sociétés secrètes, dont la plus importante fut la Tugendbund. La population de Leipzig acclama les troupes prussiennes. Pourtant, on ne peut guère voire dans la bataille de Leipzig, une guerre totale contre les Français, la victoire de la « Jeune Allemagne » prête à en finir par tous les moyens avec l’occupation napoléonienne. Les enrôlements dans la Landwehr connaissent un succès très relatif, ils s’élèvent à 20 000 hommes soit 12 % des troupes prussiennes. Dans le Sud de l’Allemagne l’appel à la mobilisation fut un échec total. Ainsi, malgré les discours sur la levée en masse, la campagne de 1813 demeure essentiellement un affrontement d’armées régulières.
Leipzig conforta les souverains coalisés dans leur conviction qu’il fallait en finir avec l’Europe française. L’écroulement de l’Allemagne napoléonienne aiguisa les appétits. La Sainte-Alliance s’esquissa avec l’axe Russie-Prusse. Entre les ambitions russes, prussiennes et les intérêts autrichiens, la Grande-Bretagne est en position d’arbitre. Au lendemain de la bataille, les négociations du Congrès de Vienne sont en gestation dans les chancelleries.
La marche vers la guerre totale de la Première Guerre mondiale est déjà dans les esprits d’une partie des états-majors, bien qu’il faille attendre l’entrée dans l’ère industrielle pour assister aux hécatombes de Verdun.