La libération de Paris est un des mythes fondateurs de l’identité française contemporaine. Les images de liesse, comme la descente des Champs-Élysées par le général de Gaulle, le 26 août, restent gravées dans notre mémoire politique collective depuis bientôt 70 ans.
À l’heure où les derniers témoins vivants quittent peu à peu la scène de l’histoire, le professeur Jean-François Murraciole propose une excellent synthèse autour de cette bataille où se forgèrent légendes et légitimités. De plus, s’appuyant sur de nouveaux travaux d’analyse d’archives, l’approche actuelle permet de mieux discerner entre les faits et l’imaginaire élaboré au cours même de ces événements.
La libération de la capitale, occupée depuis le 14 juin 1940, est d’abord et surtout un fait plus politique que strictement militaire. Après une bataille de Normandie acharnée, éprouvante et plus longue que prévue tant pour les Alliés que pour les Allemands, la défense de Paris n’est pas un objectif stratégique majeur. Bien au contraire, Eisenhower souhaitait contourner l’énorme agglomération parisienne en espérant qu’elle tomberait à l’issue et éviter ainsi ce qui s’était passé à Stalingrad ou à Varsovie. Pour Hitler, la destruction de Paris devait être un châtiment, tandis que le haut-commandement d’une Wehrmacht, en grande partie décapitée depuis l’attentat raté du 23 juillet contre le Führer, s’efforçait de replier en bon ordre les unités vers l’Est de la France en limitant les pertes. À l’inverse, pour les Français, les enjeux y sont majeurs. Les Communistes, très actifs, y voient une occasion majeure de s’imposer de façon incontournable, tandis que pour le général de Gaulle, il s’agit de confirmer toute la politique qu’il a conduite depuis son « Appel du 18 juin », en rétablissant l’autorité de l’État qu’il veut incarner. Enfin, pour l’administration de Vichy, il s’agit de sauver la face en croyant pouvoir jouer encore un rôle dans le processus de transition en cours depuis le débarquement du 6 juin.
L’auteur, par la qualité de son style, tient son lecteur en haleine, et c’est déjà une première réussite, mais surtout rétablit un certain nombre de vérités que les acteurs de l’époque avaient plus ou moins sciemment adaptées. Ainsi, le général von Choltitz, dernier gouverneur militaire allemand, apparaît surtout comme subissant les événements et cherchant principalement à préserver une image d’officier intègre et loyal, alors que dans ses Mémoires publiées ultérieurement, il s’octroie un rôle beaucoup plus actif dans la protection de Paris. Le Parti communiste (PCF), quant à lui, a volontairement surestimé ses forces, espérant bénéficier d’un rapport de force plus favorable par rapport aux autres composantes de la Résistance intérieure. Et de fait, les effectifs combattants des différents mouvements de Résistance, étaient réduits et leur armement très limité, voire insignifiant si les combats avaient été plus acharnés dans Paris intra-muros.
Par ailleurs, la montée en puissance de l’insurrection a plus ou moins échappé au contrôle des organes de commandement de la Résistance avec des décisions souvent contradictoires entre les Communistes et les membres du Conseil national de la résistance. Il est également clair que la volonté d’en découdre des résistants et l’enthousiasme d’une population assommée par des années d’occupation, de brimades et de privations ne pouvaient qu’accélérer l’entrée en rébellion. L’aspect logistique est aussi devenu critique au début du mois d’août avec la désorganisation progressive des approvisionnements et des services publics. Ceux-ci, comme le métro à partir du 12 août, se mettent d’ailleurs peu à peu en grève ou cessent leur activité, paralysant l’agglomération parisienne et ses quatre millions d’habitants. De fait, tous les acteurs sont engagés dans une course de vitesse, au grand dam des Américains, très vite obligés de se rendre à l’évidence que le soulèvement de la capitale est inéluctable et irréversible. Eisenhower accepte alors l’envoi de la 2e DB du général Leclerc qui a pleinement perçu le rôle politique de sa grande unité au service du général de Gaulle. Face à l’insurrection montante, renforcée par le ralliement de la police parisienne, pourtant restée fidèle jusqu’à l’été aux autorités de Vichy, autour de l’emblématique Préfecture de police au cœur de l’île de la Cité, un soutien militaire est effectivement indispensable pour éviter une tragédie comme à Varsovie, à la différence près que les Allemands ne l’ont jamais réellement envisagé. L’engagement de la division blindée modifie dès lors le rapport de force, même si les combats, en particulier dans la banlieue sud de Paris, ont été acharnés.
Parmi les autres images mythiques de ce mois d’août 1944, il y a celles relatives aux barricades, dans la grande tradition insurrectionnelle parisienne du XIXe siècle et qui s’est poursuivie en mai 1968. Si l’efficacité militaire est restée très limitée, l’efficacité psychologique a été indéniable en contribuant à renforcer la cohésion de la population dans le soulèvement face aux occupants allemands. Chacun put y participer, effaçant au demeurant beaucoup de lâchetés pour certains, trop heureux d’y gagner des galons de la 25e heure.
La reddition de von Choltitz le 25 août marque une étape symbolique de la guerre contre l’Allemagne nazie, et cet événement a été fêté d’ailleurs dans de nombreux pays. D’une certaine façon, l’humiliation de juin 1940 était en partie effacée, grâce notamment à l’habileté du général de Gaulle, qui apparaît désormais comme le seul chef légitime de la France victorieuse. La symbolique de son retour à Paris y contribue directement et le défilé triomphal sur les Champs-Élysées puis l’office à Notre-Dame, consacrent ainsi le Général comme l’incarnation de la Nation, faisant complètement oublier le maréchal Pétain pourtant accueilli triomphalement à Paris au printemps 1944. Cette victoire politique a permis d’ailleurs de rétablir au plus vite la légalité de l’ordre républicain, empêchant les velléités du PCF et de certains organes de la Résistance intérieure de s’emparer des lieux clé du pouvoir à Paris, évitant ainsi un flottement politique préjudiciable à l’image d’une France unie.
Une des autres approches du livre souligne également le rôle essentiel d’Eisenhower qui modifie ses plans initiaux et accepte, malgré des avis contraires de ses grands adjoints excédés par les insubordinations répétées de Leclerc, de laisser partir la 2e DB à l’assaut de Paris, contribuant aussi à accroître la légitimité du fondateur de la France libre. Le choix militaire et donc politique du Commandant en chef des forces alliées a bien été décisif dans la conclusion de la bataille de Paris et a également contribué à limiter les pertes humaines en créant ce rapport de force tactique sans appel contre les maigres troupes allemandes. Les bilans humains restent d’ailleurs peu élevés avec environ 200 morts et 500 blessés du côté allié et autour de 2 800 tués et 4 900 blessés pour les Allemands.
Le livre de J.-F. Muracciole vient donc à point nommé alors que la capitale fêtera, l’été prochain, le soixante-dixième anniversaire de sa libération. Après le temps des acteurs, puis des témoins, le temps des historiens est arrivé, permettant de mieux comprendre, au-delà des passions légitimes, pourquoi cette libération reste encore un mythe dans notre inconscient national.