Après avoir brossé un éloquent portrait du prince Metternich, le séducteur diplomate (Édition de Fallois, 2009), le doyen Zorgbibe continue sa savante exploration des arcanes de la diplomatie européenne du XIXe siècle en se penchant sur la personnalité, non moins passionnante, de Talleyrand.
S’il y eut si peu de personnalités aussi controversées que la sienne, c’est certainement, parce qu’il fut l’une des rares, peut-être même la seule, à avoir conservé son existence véritable dans l’ombre de l’aigle. Un visage impassible : « Jamais visage ne fut moins baromètre » précise Stendhal. Talleyrand s’étendra lui-même sur « l’humeur taciturne et sombre de son enfance ». C’est la comtesse de Genlis, qui le découvrit le mieux à l’âge de quinze ans, déjà en soutane : « Il boitait un peu, il était pâle et silencieux ; mais je lui trouvai un visage très agréable et un air observateur qui me frappa ».
« Le plus impénétrable et le plus indéchiffrable des hommes », dit de lui Mme de Staël, à laquelle il doit les débuts de sa carrière de ministre sous le Directoire et qui ne sera payée en retour que d’une amitié à très profondes éclipses. Le récit des assauts répétés de Mme de Staël auprès de Barras, le « roi de la République » en dit beaucoup sur l’opinion qu’avait les Directeurs à l’égard de Talleyrand. « C’est la nullité empesée et la friponnerie incarnée ». C’est un laquais poudré de l’Ancien régime ». Rewbell, un des leurs, s’écria « Talleyrand est au service de l’étranger ». Peu importe, le 17 juillet 1797, il est élu par trois voix sur cinq, ministre des Relations extérieures. Le chemin était tracé, pour longtemps. Au-delà de ces traits de caractère, ce qui importe c’est de découvrir en quoi Talleyrand fut comme « un technicien de l’État », le mot de technocrate n’étant pas encore en vogue. Talleyrand est trop subtil pour chercher la vérité de la politique dans les seuls rapports de force, de domination pure. Le pouvoir, ce serait plutôt pour lui un faisceau de procédures, de tactiques, de stratégies, voire le leurre, l’illusion, la manipulation… Un homme de pouvoir, un spécialiste, un technicien de l’appareil d’État, plus appliqué à l’étude des dossiers qu’il ne le dit, malgré sa désinvolture feinte, et aussi un homme qui ne peut vivre sans les attributs, les pompes du pouvoir. Patriote de 1789, le député du clergé d’Autun aux États généraux fut l’un des membres les plus en vue mais surtout l’un des membres le plus laborieux de l’Assemblée nationale.
L’association de Talleyrand avec Napoléon va durer un peu plus de quatorze ans, dont sept véritablement consacrées à la conduite de la politique étrangère. Talleyrand eût le mérite d’imaginer, de deviner le destin du général de l’armée d’Italie ; il a posé auprès du Premier consul, les bases d’un « couple diplomatique » exclusif : « Citoyen consul, je ne peux travailler qu’avec vous. Point-là de vaine fierté de ma part mais seulement dans l’intérêt de la France. Pour qu’il y ait unité d’action, il faut que le Premier Consul ait dans sa main tout ce qui tient directement à la politique étrangère ». Bonaparte a accepté avec empressement : « Talleyrand est de bon conseil. C’est un homme de grand sens. Il n’est pas maladroit. Il m’a pénétré. Ce qu’il me conseille, j’ai envie de le faire ». Deux destins complémentaires ? Le grand esprit de Napoléon et le bon sens de Talleyrand semblaient faits l’un pour l’autre. Ce qu’il y avait d’inventif, de fécond, de hardi, d’impérieux dans le premier, avait besoin de ce qu’il y avait de froid, d’avisé, de sûr dans le second. Cependant Talleyrand est resté un technicien de l’appareil d’État, un orfèvre en matière d’affaires publiques. Il n’est pas un Richelieu, apte à concevoir une politique étrangère et à maîtriser les événements. Chateaubriand trancha : « Il signait les événements, il ne les faisait pas ».
Au-delà des nombreux chapitres de cette histoire si bien balisée, et notamment l’action de Talleyrand en faveur d’un rétablissement des Bourbons et son étroite collaboration, au sens littéral, avec le tsar Alexandre Ier, c’est sans doute le face à face avec Metternich lors du Congrès de Vienne qui constitue le point d’orgue de sa carrière. Metternich face à Talleyrand. Deux jumeaux en diplomatie. Les deux modèles du diplomate accompli. Pour le premier, le second n’est pas un homme moral, mais il ne serait pas « un homme éminemment politique » s’il était moral… ». Metternich voit en Talleyrand un « homme à systèmes ; préoccupé par l’élaboration de concepts, de systèmes politiques ou diplomatiques ». Il découvre l’idéologue sous l’opportuniste impénitent, même si le serviteur des ambitions de monarques successifs a eu finalement peu d’occasions de donner chair à ses systèmes. Au final, Talleyrand parvient à ses fins dans une dépêche adressée à Louis XVIII le 4 janvier 1815, il s’écrit : « Maintenant, Sire, la coalition est dissoute et l’est pour toujours ». La France n’est plus isolée en Europe. La veille, l’Angleterre, l’Autriche et la France s’étaient engagées « à agir de concert » en vue de la reconstruction du système européen.
Venons-en à la conclusion de Charles Zorgbibe qui voit en Talleyrand l’inventeur de la diplomatie à la française.
À l’appui de sa thèse, il relate l’incident qui eut lieu le 30 septembre 1814 dans la villa du Renweg de Metternich. Le Chancelier autrichien y convia Talleyrand, ainsi que le représentant de l’Espagne pour leur faire connaître les dispositions qu’avaient adoptées les Quatre lors des séances précédentes (Angleterre, Russie, Autriche et Prusse) en vue de l’ouverture du Congrès prévue le 1er octobre. Au regard de la formulation qui resurgissait tout au long du procès-verbal, « l’intention des alliés de tenir leurs engagements », Talleyrand rebondit sur ce terme et feint l’étonnement. C’est son coup de poing sur la table écrit Zorgbibe ! Alliées et contre qui ? « Ce n’est plus contre Napoléon, il est à l’île d’Elbe. Ce n’est plus contre la France, la paix est faite. Ce n’est sûrement pas contre le roi de France : il est le garant de cette paix. Messieurs, parlons franchement, s’il y a encore des puissances alliées, je suis de trop ici… ». Et Talleyrand de pousser son avantage. « La France est la seule à ne rien demander, seulement de grands égards. Elle est assez puissante, par ses ressources, son étendue, le nombre de ses habitants, la contiguïté de ses provinces, l’unité de son administration, la défense de ses frontières. La présence d’un ministre de Louis XVIII consacre les principes nécessaires au futur ordre social européen. Le premier besoin de l’Europe est de bannir à jamais l’opinion qu’on peut acquérir des droits par la seule conquête. Et de faire revivre le principe sacre de légitimité, qu’engendrera ordre et stabilité ». Par son plaidoyer Talleyrand obtient gain de cause, les Quatre déchirèrent leurs protocoles. Peut-on pour autant dire que par ce geste Talleyrand a voulu s’ériger en « tribun de la plèbe internationale », en porte-parole des petites puissances (que la France n’était nullement), non admises dans le cercle des « Grands » (ce qui était le cas alors de l’Espagne , du Portugal et de la Suède). Peut-on voir réellement dans ce geste – fort bien exécuté – de Talleyrand la matrice de la diplomatie française d’aujourd’hui ? Il existe certes un style diplomatique français, un mode français de négociation, qui résulte de l’histoire, de la culture et peut-être du tempérament français. Mais il en est de même pour la diplomatie britannique, américaine, russe, de toute grande puissance d’hier ou d’aujourd’hui, comme la chinoise et l’indienne.
Le style diplomatique français pour Charles Zorgbibe présente deux traits dominants. Il se manifeste de manière heurtée, par des coups de boutoir, une certaine arrogance, un goût du panache, une démonstration de cartésianisme, un discours logique, la place faite au raisonnement déductif, il exprime la nostalgie d’une ancienne grande puissance au statut diminué, mais qui éprouve toujours le désir d’être traitée comme un Grand. À l’appui de son affirmation, il reprend les épisodes bien connus de la flamboyante diplomatie gaullienne (Mémorandum au président Eisenhower du 24 septembre au sujet d’un directoire à Trois au sein de l’Otan, Plans Fouchet d’unification européenne de 1961/1962, épisode de la chaise vide de 1965, retrait de l’Otan en 1966). Il s’agit là, on en conviendra, de temps anciens bien révolus. Le seul épisode d’arrogance supposée plus actuel est le fameux discours de Dominique de Villepin sur l’Irak du 20 mars 2003. Doit-on y voir manifestation d’arrogance ou de clairvoyance ? D’autre part, tous ces traits que Charles Zorgbibe prête à la diplomate française ne sont-ils pas en réalité ceux d’une certaine haute fonction publique à la française, que bon nombre d’États admirent plus ou moins. Cela n’a-t-il pas valu, un temps à la France d’être à la tête de la Commission, de la BCE, du Secrétariat général de l’OCDE, à la tête de l’Aviation civile internationale, de l’OMC, et combien de fois du FMI, sans parler des seconds ou troisièmes postes au sein de l’ONU. Le but de Talleyrand à Vienne n’a sans doute pas été d’introduire les petits et moyens États au sein de l’aréopage des Grands car la France s’est toujours incluse parmi ceux-ci. Quoiqu’on dise de son déclin, réel, celui-ci est plus dû à la montée des émergents (Inde, Brésil), car la Russie et la Chine ont toujours été des membres permanents du Conseil de sécurité (Pékin y ayant été « restitué » dans ses droits en 1971). Comme l’a dit et écrit à plusieurs reprises Hubert Védrine, la France au-delà des épithètes de grande ou de puissance moyenne figure parmi les sept à huit puissances d’influence mondiale dont les rangs ne sont guère susceptibles de s’élargir dans un horizon prochain (États-Unis, Chine, Russie, Japon, Grande-Bretagne, Allemagne, France, Inde, Brésil), seule l’Indonésie pouvant à terme s’y joindre éventuellement.