Il y a des livres d’investigation qui posent de bonnes questions sur des sujets essentiels mais qui hélas, apportent de mauvaises réponses, en raison d’une méconnaissance réelle du sujet. C’est le cas de cet ouvrage, qui se veut un brûlot et qui se brûle lui-même, tant les erreurs et les approximations brouillent le travail réalisé.
Le plus agaçant est l’arrogance et la légèreté de certains propos voulant faire croire qu’une caste d’officiers très supérieurs, ignorant la réalité du terrain, bénéficient de privilèges d’un autre temps et gaspillent sans vergogne les deniers publics. Mais pour ceux qui servent à Paris, ce ne sont pas les hélicoptères décollant d’Issy-les-Moulineaux, c’est d’abord le Passe Navigo et les heures de travail, y compris le week-end à essayer de mener au mieux des réformes difficiles tout en assurant la raison d’être de la Défense, la conduite des opérations.
C’est aussi, à travers ce livre, une vision bien superficielle de la vie des unités assimilées à des casernes de sous-préfecture ou encore l’oisiveté supposée des équipages de bâtiments quand ils ne sont pas à la mer. Quant aux invraisemblances, elles se cumulent dans un inventaire à la Prévert. Ainsi, les véhicules blindés n’auraient pas de marche arrière. L’auteur doit se référer au célèbre EBR de Panhard, en service de 1951 à 1982 et qui fut effectivement doté de deux postes de conduite. Pour le char Leclerc considéré comme désormais inutile, il n’y aurait plus que la France à employer des chars lourds. C’est vite oublier le Leopard allemand qui continue à se vendre à l’exportation et le M1 Abrams américain – curieusement en couverture photo du livre – abondamment utilisé en Irak. Certes, certains de nos matériels sont anciens, comme nos avions ravitailleurs KC-135 atteignant la cinquantaine ou nos Transall quadragénaires, ou encore nos VAB conçus dans les années 1970. L’auteur oublie de citer en comparaison, l’exemple américain avec les bombardiers B-52 largement plus âgés ou le C-130 dont la production a débuté en 1955 et qui continue à être produit dans des versions fortement modernisées. C’est aussi le cas du véhicule blindé M-113 en service depuis 1962 dans l’US Army et toujours employé aujourd’hui. C’est un défi habituel des armées occidentales que de mettre en œuvre des systèmes d’armes pouvant appartenir à trois générations successives et de les moderniser régulièrement.
Au-delà de ces aspects anecdotiques, la volonté manifeste de n’aborder la défense que sur un angle – celui d’une gabegie sciemment entretenue par le lobby militaro-industriel – oublie l’approche géostratégique absolument indispensable pour comprendre les difficultés actuelles de notre défense engagée depuis des décennies dans des réformes complexes tout en maintenant un taux d’emploi élevé en opérations variées. Contrairement à ce que peut écrire l’auteur, nos équipements ne sont pas conçus pour un théâtre spécifique mais pour répondre à un spectre large de missions éventuelles. Un SNA peut aussi bien naviguer en Atlantique Nord dans des eaux froides, à pister des sous-marins russes à nouveau très actifs, que conduire des missions de renseignement dans les eaux chaudes de l’océan Indien. La guerre en Afghanistan n’est pas la même qu’au Mali et patrouiller en hiver au Kosovo n’est pas patrouiller en été au Liban. Mais ce sont les mêmes hommes et femmes servant les mêmes équipements qui effectuent toutes ces opérations. On recherchera vainement les mots de l’auteur sur la qualité de nos militaires. Les critiques abondent. Ainsi, s’il cite abondamment le Service de santé des armées (SSA) au sujet d’hôpitaux sensés non rentables et peu performants, il n’a jamais parlé du travail au quotidien des équipes du SSA sur le terrain. Et quant à vouloir prendre le modèle allemand, pourquoi pas, à condition d’être sûr qu’il remplisse tout le spectre des missions actuellement assurées par le SSA dans le monde.
Le prisme systématique du gaspillage est donc bien trop réducteur et de facto clôt le débat. Certes, les rapports de la Cour des Comptes, souvent cités, insistent à juste titre sur le volet budgétaire. Mais ce n’est pas le seul critère d’appréciation des capacités opérationnelles de notre défense. Le raisonnement est identique avec la Santé si l’on exclue le taux de guérison de l’évaluation d’un hôpital. Vision biaisée, mais satisfaisante du point de vue comptable ! Oui, détruire un véhicule Toyota bourré de djihadistes dans le désert coûte cher, qu’il soit tiré par un missile sol-sol ou une bombe guidée laser à partir d’un avion de combat. À moins de demander « gentiment » à l’adversaire de se mettre à portée d’un lance-roquette, à environ 400 m au maximum ! De même, le VBCI, le nouveau véhicule de combat de l’infanterie qui a remplacé l’AMX-10P mis en service à partir de 1973, jugé trop volumineux et pas rentable car non exporté, a montré sa pertinence au combat. Et ce n’est pas l’opération Serval au Mali qui démontrera le contraire.
Autre illusion, celle de vouloir se contenter de forces spéciales en diminuant drastiquement les forces classiques. C’est bien à partir des unités « conventionnelles » qu’une défense peut se doter de forces spéciales. Elles en sont à la fois le réservoir naturel mais aussi la garantie de pouvoir tenir dans la durée. Et par ailleurs, avec la professionnalisation, le niveau global des forces, qu’elles soient terrestres, maritimes ou aériennes, n’a cessé de progresser, rehaussant de ce fait les capacités des forces spéciales.
Il y a cependant quelques chapitres intéressants notamment sur le Rafale et les Bases de défense. Pour le premier, si l’on peut regretter l’absence de succès à l’exportation, il faut bien admettre que l’avion est largement supérieur à son concurrent jumeau direct, l’Eurofighter, et que jusqu’à preuve du contraire, il a largement fait ses preuves en opération et dans des conditions autrement plus exigeantes que la police du ciel. Le dossier est donc plus complexe et méritera un travail fouillé prenant en compte tous les aspects de ce dossier structurant. Pour le second sujet, oui, les Bases de défense sont des « usines à gaz » qui fonctionnent difficilement au détriment des hommes et des femmes de la défense, contraints de subir depuis des décennies de multiples réformes dont ils n’ont pas la maîtrise.
En effet, la véritable question n’est pas d’ordre militaire mais bien d’ordre politique. Quelle ambition et quels moyens pour la défense française ? La réponse n’appartient pas aux militaires mais aux politiques. Et quand l’auteur suggère de regarder les modèles britanniques et allemands, il néglige les propres leçons de ces deux pays. Londres se rend compte désormais que son instrument de défense a été fragilisé pour de nombreuses années avec des choix idéologiques de privatisation et de partenariat public-privé systématiques coûteux et marqués par les engagements en Irak et en Afghanistan. Quant à Berlin, si le modèle technique semble garant d’efficacité et de rigueur budgétaire, il est difficile de croire désormais à de vraies ambitions militaires, à part le soutien déterminé à une industrie d’armement en pleine expansion grâce aux exportations.
Au final, « l’enquête sans concessions » n’est qu’un procès à charge mal conduit et mélangeant l’accessoire et l’essentiel. À charge, donc partial ! À force de vouloir démontrer une thèse unique, celle d’une défense gaspillant sciemment l’argent du contribuable, l’auteur a hélas raté un travail qui aurait pu être passionnant.