Marie-Christine Kessler, directrice de recherche au CNRS, au Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (Cersa), était particulièrement bien armée pour rédiger cet ouvrage très complet consacré aux Ambassadeurs perçus en tant qu’agents et acteurs de la politique étrangère de la France. Elle est en effet l’auteur de La Politique étrangère de la France : acteurs et processus (Presses de Sciences Po, 1999) et Les Grands corps de l’État (Puf, 1986).
À l’heure de la mondialisation, de la diplomatie des sommets, de la multiplication des contacts directs entre chefs d’État et de gouvernement et ministres des Affaires étrangères, à l’époque aussi où la diplomatie n’est plus l’apanage des États, quel peut être le rôle, l’influence et l’utilité des ambassadeurs, institution qui est apparue sous sa forme moderne au XVIe siècle et dont le statut a été défini avec précision dès le XVIIIe ? Contrairement à une idée assez largement répandue, conclut-elle au terme de son enquête approfondie, l’ambassadeur n’est pas un anachronisme comme l’écrivait en 1970 Zbigniew Brezinski, qui a peut-être révisé son point de vue lorsqu’il est devenu le conseiller pour la Sécurité nationale de Jimmy Carter en 1976. La fonction comporte un noyau stable et pérenne qui a résisté, écrit-elle à, l’évolution du monde moderne. « Plus encore elle s’est enrichie au fil du développement de l’histoire, en changeant éventuellement de dimension comme le montrent tant la diplomatie bilatérale que multilatérale qui peuvent aboutir à promouvoir la place du diplomate dans un rôle de décideur général (nous soulignons) chargé d’un choix global face à une addition de politiques sectorielles émiettées ». Cette appréciation qui perçoit l’ambassadeur comme un décideur paraît optimiste, même si l’idée générale en est exacte : l’ambassadeur est en effet plus un inspirateur, un conseiller, un coordinateur plutôt qu’un décideur. Il convient aussi de distinguer l’ambassadeur en poste à l’étranger, accrédité soit auprès d’un État, soit auprès d’une organisation internationale, de l’ambassadeur conseiller du prince, qu’il soit à l’Élysée, à Matignon ou au Quai d’Orsay. Marie-Christine Kessler en convient bien volontiers, puisque qu’elle attribue au Ministère des Affaires étrangères cette « fonction de préparation aux arbitrages » face aux ministères techniques prisonniers de leurs experts et face au ministre des Finances enfermé dans son image d’avarice. Cette remarque faite, celle-ci n’enlève rien à cet ouvrage, fort riche, bien documenté, complet et vivant par maints côtés. Il se situe en fait au confluent de la science politique, de la sociologie et de l’histoire mêlant avec maestria développements historiques, réflexions actuelles, ayant recours à des témoignages directs des ambassadeurs français.
Dans un premier temps, elle identifie son champ d’investigation en se demandant si les membres du groupe professionnel qu’ils constituent forment une élite administrative, en un mot sont l’un des grands corps de l’État. Sur ce point ses rappels historiques sont bien utiles. La France dispose de neuf ambassadeurs en 1830, et également encore en 1881, de dix en 1913 et de seize en 1940. À cette époque il s’agissait bien d’une élite restreinte et enviée, comparée par exemple au nombre de préfets ou de recteurs. Depuis 1945, la situation a fondamentalement changée, les derniers chiffres indiquent 161 ambassades en titre ; seuls 31 États, petits et exotiques, ne disposent pas d’ambassades françaises. Cet accroissement numérologique qui s’est accompagné d’une diversité accrue du recrutement (ENA, concours d’Orient, secrétaires-adjoints, fonctions consulaires), des origines sociales, fait que les ambassadeurs français ne constituent plus un groupe social doté d’une pensée unique. Ils ne constituent qu’une partie du corps diplomatique et surtout, elle a bien raison d’y insister, des « contradictions ont existé à plusieurs reprises dans la constitution du corps », ajoutons que celui-ci n’est guère animé d’un esprit de corps, sauf pour faire face aux critiques de l’extérieur. Marie-Christine Kessler, ayant puisé aux bonnes sources et munis d’un esprit critique aiguisé s’inscrit en faux contre l’idée qu’il y aurait une « culture Quai d’Orsay, d’inspiration aristocratique ou une sous-culture française dans la culture diplomatique mondiale », comme le laissait entendre Charles Cogan dans Diplomatie à la française. En fait toutes les cultures sont mixtes, syncrétiques, faites de continuités et de discontinuités. Elle s’étend largement sur les diplomates écrivains, spécificité bien française mais pas exclusivement. En somme les ambassadeurs restent toujours des personnages de roman ce qui constitue un élément indirect de prestige.
On a beaucoup glosé sur les pouvoirs des ambassadeurs surtout depuis le décret du 1er juin 1979, selon lequel « l’ambassadeur est dépositaire de l’autorité de l’État dans le pays où il est accrédité ». Émissaire du gouvernement auprès d’un autre gouvernement, l’ambassadeur peut être crédité d’une influence sur l’un comme sur l’autre et également d’une influence sur la vie internationale en général. Mais de quelle influence s’agit-il ? S’agit-il d’un cas général ou exceptionnel ? La gouvernance, l’ambassadeur et les politiques publiques est le troisième angle d’approche de son investigation. Il est certain que la diplomatie, que l’on qualifiait jadis de « grande » n’a jamais été confinée au seul domaine politique, sécuritaire ou stratégique. Elle s’est d’emblée étendue à d’autres domaines, notamment commerciaux, culturels, humanitaires. Les ambassadeurs de France en Orient n’avaient-ils pas pour fonction, dès l’origine, la défense des droits des Chrétiens ? Mais ce qui a eu tendance à réduire le rôle des ambassadeurs, c’est qu’à l’époque contemporaine toutes les politiques publiques intérieures ont un prolongement extérieur.
L’ambassadeur a été doté de collaborateurs spécialisés, qui pour certains d’entre eux sont devenus des rivaux. Tel fut le cas, durant des décennies en Afrique lorsque le responsable de la coopération dépendant de la rue Monsieur (Ministère de la coopération) disposait de crédits et de moyens bien supérieurs à ceux de ces Excellences, anomalie à laquelle le gouvernement de Lionel Jospin mit fin en 1999. Mais subsistent les attachés militaires (lesquels disposent de leur propre chiffre), les conseillers commerciaux et financiers agents de Bercy. Certes toutes ces activités se font théoriquement sous la conduite de l’ambassadeur. Celui-ci doit organiser, superviser, coordonner, synthétiser, opérer des choix et, écrit Marie-Christine Kessler, non sans pudeur, « se faire respecter au sein même de son ambassade ». Mais en a-t-il les moyens, dispose-t-il réellement du pouvoir hiérarchique ou personnel nécessaire ? Peut-il réellement noter ses collaborateurs en toute liberté, points délicats qu’il convenait de fouiller, mais comment les saisir faute de transparence et de cas solidement documentés ? Cela dit, l’auteur examine un par un les principaux « partenaires » des ambassadeurs (militaires, services secrets, conseillers commerciaux et financiers, agents culturels, humanitaires ou aides au développement). Elle en conclut que « l’ambassadeur est assez mal traité par le droit et les pratiques françaises. Il n’a pas sa place qui pourrait être la sienne dans les négociations bilatérales. Le droit français ne lui reconnaît pas le pouvoir automatique d’être le signataire de tous les traités et s’il le fait, son rôle se borne souvent à celui de porte-plume. L’ambassadeur a seulement récupéré les pouvoirs bureaucratiques dans la préparation des sommets.
C’est dans le domaine de la diplomatie multilatérale que l’ambassadeur exerce de manière plus entière ses fonctions, surtout à Bruxelles et à New York. Ces négociations qui s’étirent parfois sur des années, sinon des décennies (comme la définition de l’agression à l’ONU qui demanda quelque trente années d’efforts) supposent une parfaite connaissance des rouages du système et surtout des instruments. Le Représentant permanent auprès de l’Union européenne ou de l’ONU se doit d’être un professionnel du multilatéral, ce qui demande des années de pratique et doit manier les instruments d’action publique avec habileté. Les règles du jeu, procédures, règles de vote, ne sont pas les mêmes selon les dossiers, le circuit des dossiers se fait de plus en plus complexe, ce qui exige une constante vigilance, une présence permanente, voilà l’une des raisons pour laquelle l’idée de créer des postes ministériels basés uniquement à Bruxelles, ne s’est jamais concrétisée. Pourtant si l’influence des ambassadeurs français, comme ceux de tous les grands pays européens, devrait certainement être remise progressivement en cause, c’est en raison de la création – toute récente – du Service européen d’action extérieure (SEAE) dotée de 3 500 agents avec des missions dans 125 pays souvent dotés de résidences et de moyens supérieurs à ceux des ambassadeurs français. Cet aspect est encore trop récent pour en tirer des conclusions ne serait-ce que provisoires mais il conviendra bien d’y veiller de près. Si la crise actuelle de l’Europe freine le mouvement d’intégration, nul doute qu’il pourrait reprendre de plus belle si les circonstances le permettaient.
C’est donc une solide étude qu’a réalisée Marie-Christine Kessler, qui devrait être lue et méditée non seulement par les futurs candidats diplomates, les journalistes diplomatiques mais aussi par bien des acteurs du domaine international (ONG, entreprises…). Il est un domaine – un seul – qu’elle n’a peut-être pas abordé, c’est celui de la formation des ambassadeurs. On exige d’eux tant de choses. D’être multilingues, bons orateurs, gestionnaires avisés, chefs d’équipe habiles, négociateurs hors pair, de représenter tout à la fois les intérêts économiques, de défendre la langue française et tant d’autres objectifs encore, comme la gestion des crises humanitaires ou la défense des ressortissants français. Ont-ils reçu la formation adéquate et ont-ils les moyens de se perfectionner en cours de carrière de l’apprentissage des langues à celui de l’informatique ? Jules Cambon, dernier ambassadeur de France à Berlin, notait déjà : « De tout temps, les chefs d’État ont eu tendance à négocier eux-mêmes. Cette tendance commence à devenir une habitude. Les ministres, talonnés par l’opinion publique, se déplacent aisément. ».
Les ambassadeurs ont bien survécu à ces tendances et ont su s’adapter aux évolutions de leur époque. Que deviendront-ils dans trente, cinquante ans ? Nul ne se hasardera à le prédire.