Depuis le tiers de siècle qui nous sépare de la disparition du « plus grand des Français » (selon les mots du président René Coty), de très nombreux livres ont été publiés sur le fondateur de la Ve République. Quel est donc l’intérêt de cette étude fouillée de l’œuvre, de la pensée et de la personnalité du général de Gaulle ?
Déjà en 1964, l’auteur qui exerça la profession de journaliste pendant cinquante ans et fut notamment rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale, avait publié un ouvrage de sept cent soixante-cinq pages, De Gaulle entre deux mondes (Fayard 1964). À cette époque, les seules sources étaient les articles de presse, les témoignages parcellaires des collaborateurs, les discours officiels et les entretiens avec le général. Désormais, que les archives, françaises et étrangères, sont ouvertes, que le général de Gaulle a publié ses Mémoires d’Espoir, de nombreux ouvrages de synthèse ont été publiés comme ceux de Jean-Louis Crémieux-Brilhac sur « la France libre », de Maurice Vaïsse sur « la politique étrangère de la Ve République » ou encore de Pierre Maillard sur « de Gaulle et l’Allemagne, le rêve inachevé » (en annexe de son livre, l’auteur fournit une copieuse bibliographie couvrant 21 pages). Paul-Marie de La Gorce a tenté de se servir de tout. Surtout, il fait état des nombreux entretiens qu’il eût avec le général de Gaulle qu’il avait tus en 1964. Aussi nous livre-t-il de précieuses indications sur la lutte armée en France sous l’Occupation, le comportement du parti communiste à la Libération, le choix d’une politique économique en 1945, la politique envers l’Allemagne après la guerre, l’Algérie, le référendum sur l’élection du Président au suffrage universel en 1962, sa vision du monde au milieu des années soixante.
L’ouvrage de Paul-Marie de La Gorce tranche à divers titres : son style toujours clair, précis et élégant, ses développements qui s’appuient certes sur des nombreuses citations ou extraits des discours du général de Gaulle mais sans jamais qu’ils n’en paraissent surchargés. Mais surtout par son contenu. Il ne s’agit pas d’une pure biographie comme celle, superbe, de Jean Lacouture, ni d’un pur exposé thématique des différentes politiques de défense, politiques étrangère et européenne, algérienne, éducative, culturelle, économique et sociale, de recherche et de développement industriels… mais d’une vue globale de la personnalité du général de Gaulle, de sa pensée et de son action telles que celles-ci s’insérèrent dans leur contexte français, européen et planétaire de l’époque. Car de Gaulle fut mêlé à tout. Sa réflexion, éclose très tôt, comme en témoigne ses lettres adressées à sa mère dès 1914, ne fit que s’amplifier à la mesure d’épreuves qu’il traversa. Que l’on n’oublie pas qu’à partir de 1940 il écrivit deux heures chaque jour.
C’est la présence de De Gaulle en ce XXe siècle, de la Première Guerre mondiale à sa disparition le 9 novembre 1970 (autre date symbolique de l’histoire allemande) qui est la matière de cet ouvrage paru en mai 2008 et repris en format poche. Le livre de Paul Marie de La Gorce de 1964 s’intitulait De Gaulle entre deux mondes, exprimant par là l’idée que venant de la société française du début du siècle, il avait été l’accoucheur de la France moderne. Au terme d’un de leurs entretiens, de Gaulle l’ayant raccompagné à la porte, comme il le faisait avec tous ses visiteurs, s’arrêta et lui dit « À propos de votre titre, je ne me sens pas lié au monde dont vous parlez » et, comprenant, évidemment le monde qu’évoquait l’auteur, « Mon père n’avait pas d’argent, je n’avais pas d’argent ». On sait qu’une de ses grandes idées, fut de promouvoir une profonde réforme de la société par l’association du capital et du travail, projet qu’il appela un « socialisme français ».
Ce qui frappe tout au long de la vie et de l’action du général de Gaulle, c’est sa vision globale, ses idées quasi-prophétiques, sa hauteur de vues, ancrées dans sa profonde connaissance de l’histoire, de la géographie et de la psychologie et soutenu par un profond amour de la France, comme aucun chef d’État ne l’eût avant et après lui. À la fin de l’été 1937, inspectant avec Gamelin les fortifications dans les Alpes, il répond à son beau-frère Jacques Vendroux : « Ce sont les dernières vacances heureuses ». Lors de l’attaque japonaise contre la flotte américaine à Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, il s’écrie « La guerre est définitivement gagnée ! ». Sur l’Allemagne et la politique allemande, les nombreuses pages que leur consacre Paul-Marie de La Gorce, dès la période de la guerre et de l’immédiat après-guerre sont toujours éclairantes dans le contexte actuel (pages 821 à 840 du Tome I). Ne citons que cette réponse du Général faite en 1943, à un interlocuteur britannique « Si l’on veut vraiment établir en Europe repos et bien-être, cela n’est possible que par une révision du Traité de Verdun et la réunification des Francs de l’Ouest et de l’Est ». Il ne cessa de le redire, à ses collaborateurs « L’unité de l’Europe est impossible sans l’entente franco- allemande ». Mais en réaliste, tirant les leçons du passé, il savait que tout ceci ne serait possible que par le rééquilibrage du rapport de force entre la France et l’Allemagne, en un mot, comme en cent, cela suppose une France stable ; prospère, sûre d’elle-même et forte, terrible leçon toujours actuelle !
Sur le retour sur l’avant-scène politique du général de Gaulle, en juin 1958, que dire de plus que ce fut largement affaire de circonstances ; lorsque l’on voit qu’en décembre 1955, seul 1 % des Français souhaitaient son retour, pourcentage qui ne remonta qu’à 11 % en septembre 1957 ! Autre exemple de la vision moderne du chef de l’État, sa politique éducative et universitaire. Porter la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans fut une des décisions les plus importantes de la Ve République. De Gaulle savait que la France devait avoir plus d’enseignants dans le supérieur mais il voyait les universités comme un instrument du développement économique et social. Elle devait donc répondre à un double impératif : ne pas laisser les étudiants s’engager dans des voies qui ne les conduiraient vers aucun débouché et satisfaire les besoins collectifs. Il souhaitait l'instauration d'une sélection dès le baccalauréat et même auparavant ainsi qu’une orientation professionnelle plus efficace dès la classe de 3e. Toutes ces idées qui s’articulaient avec les plans de développement économique et social, l’impulsion de la recherche et du développement, le soutien à l’innovation, restent en grande partie des plus actuelles et l’on ne peut que mesurer le temps qui a été perdu depuis, c’est que le chef de l’État s’est heurté à de nombreuses résistances, conservatismes ou conceptions bien étroites de l’égalitarisme républicain ou de l'épanouissement intellectuel, pour tous. Dans son interview du 7 juin 1968 le constat qu’il livrait de la société française faisait figure presque de testament. La société, il la voit dominée par la machine qui est « la maîtresse absolue et la pousse à un rythme accéléré dans des transformations inouïes, une société qui a perdu en grande partie les fondements et l’encadrement sociaux, moraux, religieux qui lui étaient traditionnels ». Au lendemain du rejet du referendum d’avril 1969 portant sur la régionalisation et la suppression du Sénat, Charles de Gaulle aurait voulu se livrer à un réquisitoire contre les classes dirigeantes françaises. À Jean Mauriac, « Cette rage des bourgeois français à vouloir effacer la France à tout prix ».
Il y a tant d’autres choses dans l’ouvrage de Paul-Marie de La Gorce, sur l’Algérie, l’économie, la fin de l’Empire, la politique européenne mais curieusement pas de chapitre sur la politique militaire, que l’on trouve exposée au gré des autres thèmes. Lors des derniers mois de sa vie l’ancien chef d’État se rendit dans « l’Irlande sauvage » où il conversa avec Eamon de Valera, puis dans la « dure Espagne » – sa rencontre avec Franco le laissa perplexe – mais il ne put se rendre dans la « Chine immense » pour converser avec Mao, un des derniers géants du siècle, comme lui.