C’est dans un style classique, ample et souple, que Jean-Marc de La Sablière, qui fut comme on dit au Quai d’Orsay « un grand ambassadeur » relate son riche parcours au sein de la Carrière.
Fils de diplomate, né à Athènes, ayant suivi son père en Turquie, en Amérique latine, où il rencontra brièvement le général de Gaulle lors de la tournée qu’y effectua celui-ci en 1964 qui le conforta dans sa vocation de servir la France. Comme d’autres, par exemple Dominique de Villepin, Jean-Marc de La Sablière, né à l’étranger conçut donc très vite « une certaine idée de la France ». Il décrit, comme il se doit, ses études, son passage à la rue Saint-Guillaume, lors des événements de mai 1968, brossant des esquisses de portraits d’étudiants qui firent, par la suite parler d’eux, comme Gérard Longuet ou Frédéric Mitterrand. Son art du portait s’affine au fil des pages : c’est l’un des intérêts de son témoignage que d’en dresser bon nombre de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy, d’Hubert Védrine à Bernard Kouchner, sans oublier celui de Dominique de Villepin, qui sur plus d’une page apparaît sans fard.
Ayant choisi, le Quai d’Orsay à sa sortie de l’ENA, en 1973, il relate les différentes étapes de sa carrière, qui s’est étirée sur trente-huit années. Un parcours bien diversifié, qui le mena du cabinet de Raymond Barre, où il resta jusqu’en 1981, à New York à la Délégation permanente auprès des Nations unies, à la Direction des Affaires africaines et malgaches, avant d’obtenir son premier bâton de maréchal en devenant en 1992 directeur « Afrique ». Jean- Marc de La Sablière, met son lecteur au courant du secret des nominations des promotions en citant maints noms de ses collègues. Sans nul doute ces détails intéresseront les « jeunes agents » en quête de l’excellence. C’est à partir de ce moment que son témoignage prend de la densité. Observant le président Mitterrand, lorsque celui-ci accueille des chefs d’État africains, il note « Je constate que le Président parle souvent de situations difficiles avec une certaine hauteur, en évitant d’aller trop loin dans les détails. Sachant sa connaissance des dossiers, j’en conclus que cela est voulu, soit qu’il considère que ce n’est pas son rôle, soit qu’il préfère laisser les choses dans le vague pour voir comment elles évolueront et les influencer si nécessaire ».
Premier grand drame – l’Affaire rwandaise, sur laquelle il s’étend sur une dizaine de pages, tragédie qu’il a suivi de bout en bout et sur laquelle il livre un jugement équilibré. Des années après, il se pose encore bien des questions sur ce génocide. S’est-il agi d’un scenario macabre préparé longtemps à l’avance par des personnalités extrémistes liées au système et qui en a pu être l’organisateur ? Sur ce point comme sur bien d’autres, le diplomate laisse la parole à l’historien.
Nommé ambassadeur en Égypte, où il restera jusqu’en 1999, date à laquelle il devient conseiller diplomatique à l’Élysée et sherpa du Président, il n’hésite pas dans ses descriptions à sortir du cadre chronologique de sa mission en livrant sur le Printemps arabe des commentaires de bon aloi. Son chapitre sur la vie à l’Élysée où il restera jusqu’en fin 2002 fournit bien des informations sur le caractère, les intérêts, les habitudes de travail de Jacques Chirac.
Le point culminant de sa carrière reste l’Affaire irakienne, cette « guerre illégitime » que la France fit tout pour éviter, à laquelle il consacre quarante pages. On suit, semaine par semaine, puis jour après jour la montée aux extrêmes, où se combine suspense, manœuvres de couloirs, pressions diplomatiques à haut niveau, voyages à New York et Washington. Sa conviction est que cette guerre fut décidée dès 2000 par les quatre faucons qui formèrent la garde rapprochée de George W. Bush, là aussi l’histoire apportera d’ultimes précisions. Mais en attendant, il nous livre une leçon de négociation et de rédaction des résolutions du Conseil de sécurité dont la fameuse 1441 adoptée le 8 novembre 2002 à l’unanimité, qui laissait augurer que la question de l’armement irakien serait replacée dans le cadre des Nations unies. Or, comme toute résolution celle-ci gardait sa dose d’ambiguïté. Pour la France, en cas de sa violation par Bagdad, et seulement au vu du rapport des inspecteurs de l’AIEA (le Suédois Hans Blik), c’était au Conseil de sécurité de se réunir à nouveau et de décider du recours à la force : c’était l’approche en deux temps qu’il imagina et qu’entérina avec détermination Jacques Chirac. Pour les États-Unis et la Grande-Bretagne et ce qu’il nomme leur supplétif espagnol, les États pouvaient constater eux-mêmes les violations de l’Irak et donc agir, en l’absence d’une (nouvelle) résolution du Conseil de sécurité. Nous sommes plongés dans les couloirs de l’ONU, dans la salle du Conseil, nous assistons aux conciliabules, conversions téléphoniques, morceau d’anthologie qui démontre s’il fallait encore le faire, l’utilité et le caractère irremplaçable des Nations unies. Tout a commencé le 19 janvier 2003, lorsque ce soir-là Dominique de Villepin rendît visite à son homologue américain Colin Powell, qui lui confirma que George Bush avait pris la décision de partir en guerre. Le ministre français décida sur le champ de faire savoir au monde que la France était hostile à une telle guerre, ce qu’il annonça dans une conférence de presse dont l’impact international fut considérable. Il en résulta une véritable course de vitesse, afin d’éviter à la France d’avoir à opposer son veto et à affronter directement son allié américain. Pour ce faire, il fallait que le projet de résolution américano-britannique ne recueillît pas neuf voix car dans ce cas le non d’un membre permanent n’est pas considéré comme un veto mais simplement comme un vote négatif. D’où cette nécessité de rallier au moins trois autres pays aux vues de la France, de l’Allemagne, de la Russie et de la Chine, les États-Unis exerçant de fortes pressions sur le Mexique et surtout le Chili. Dominique de Villepin effectua une tournée de pays africains et le 10 mars 2003 Jacques Chirac s’exprima clairement à la télévision, en disant que la France suggérait aux Américains de retirer leur texte pour, ne pas avoir à essuyer une cinglante défaite. Jacques Chirac se serait sans doute associé à une opération militaire décidée par le Conseil de sécurité si Saddam Hussein n’avait pas coopéré avec les inspecteurs ou si ces derniers avaient trouvé un programme menaçant d’armes de destruction massive.
Notre auteur qui s’est occupé des Nations unies durant vingt-cinq ans de sa carrière, s’y étend longuement au cours de deux chapitres. « Peut-on réformer les Nations unies ? », interrogation qui semble se répondre à elle-même. Bien d’autres questions sont relatées, (Affaire libanaise, droits de l’homme…). Jean-Marc de La Sablière n’hésite pas à, porter des jugements sur les hommes d’État qu’il a côtoyés ou observés. Nicolas Sarkozy : « Il est bon dans la tempête. Il sera d’ailleurs à la hauteur des enjeux et de sa mission dans la défense de l’euro. Mais il n’est pas barreur de petit temps. Il multiplie alors les initiatives, un peu désordonnées ». Sur Bernard Kouchner, la critique est plus appuyée « Je regrette qu’il se soit si peu intéressé au ministère des Affaires étrangères qu’il a si mal défendu ».
Au terme de son témoignage, Jean-Marc de La Sablière se demande si la France pourra encore pendant longtemps continuer à maîtriser son destin et exercer une influence réelle, alors que son modèle économique et social peine à créer la richesse nécessaire à son maintien durable, que le monde devient plus global et que les pays émergents y occupent une place croissante ? Il ne répond guère à cette belle question se bornant à constater que « notre avenir se joue aussi dans de rudes négociations internationales où le Quai d’Orsay et les diplomates les plus expérimentés doivent voir leur rôle s’affirmer ». S’affirmer, oui mais comment, lorsque l’on observe ce qu’il est convenu d’appeler la « dégradation de l’outil diplomatique ». On eût apprécié de lire sous sa plume experte quelques réflexions sur le redéploiement des ambassades, la formation du personnel, l’action des autres acteurs (firmes, ONG, think tank, universités) sans parler de l’articulation entre diplomates et militaires qu’il n’aborde que par le bais lors du drame rwandais ou de l’Affaire libanaise. Ne boudons pas notre plaisir, Jean-Marc de La Sablière a ouvert au public les arcanes de la diplomatie française qui a encore de beaux jours devant elle avec des hommes de sa trempe.