Joseph Henrotin, docteur en science politique, chargé de recherche au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux, rédacteur en chef du mensuel Défense et Sécurité internationale, restitue l’œuvre, introduite tardivement en France, de Julian Corbett. Il a fallu, en effet attendre 1992 pour que, sous l’égide d’Hervé Coutau-Bégarie, soit publiée l’œuvre maîtresse du « stratégiste » britannique Some principles (Principes de stratégie navale).
Né en 1854, Julian S. Corbett correspondant de guerre est devenu tardivement historien, à l’âge de 55 ans au King’s College. Son approche originale des problématiques navales couplée à sa force de travail l’a distinguée d’une pensée militaire engoncée dans un certain conservatisme. Cette originalité lui valut d’être approché par l’amiral John Fischer. Déjà influant, le futur First Lord of Admiralty, qui contribua puissamment au renouveau de la Royal Navy en la faisant passer quasiment de l’âge de la marine à voile à celle du cuirassé, invita Julian S. Corbett aux grands exercices navals de 1903. Les deux hommes devinrent amis et Julian S. Corbett devint le conseiller de l’amiral devenant ainsi un des premiers stratèges civils de défense.
Influencé par la lecture de Clausewitz, Corbett envisage d’emblée la puissance navale comme un instrument de la politique des États, le domaine militaire n’étant que subordonné à des impératifs politiques plus élevés. Ce positionnement, classique chez les auteurs de l’époque, Corbett l’élève à une hauteur inaccoutumée. Dans son esprit la parfaite maîtrise des techniques d’emploi de la force, la bataille (ou la guerre) décisive deviennent une option parmi d’autres dans le vaste atelier de la stratégie où tous les instruments ne sont pas militaires. Le jeu de la puissance devient plus complexe, intellectuellement plus stimulant. Tirant la conclusion de ce principe, Corbett fut l’un des tous premiers à préconiser des opérations combinées terre et mer qui ne peuvent se contenter d’une quelconque mise en parallèle sans interaction. Il préconisera pour ce faire la création d’un état-major commun, idée que rejeta cependant l’amiral Fischer peu soucieux de perdre son autonomie. Mais Corbett va plus loin encore en disant que pour être efficace, une marine bien organisée et bien entraînée doit être assistée par des établissements militaires et diplomatiques bien organisés et bien entraînés, idée qui à l’époque était innovatrice et qui même de nos jours peine à entrer dans la pratique : les exemples de délicate articulation entre le politique, le militaire et le diplomate abondent…
Afin d’apprécier l’apport décisif de Corbett, il faut se rendre compte qu’au début du XXe siècle les dogmes de l’amiral Mahan irriguaient une bonne partie de la Royal Navy : une marine doit obtenir le command of the sea, compris comme la maîtrise complète de la mer. Elle doit écraser son adversaire dans une bataille décisive, ne pas hésiter à se montrer offensive. Une fois l’ennemi anéanti, le command of the sea autorise la plus grande des libertés d’action, soit le blocus qui doit étrangler les puissances ennemies, soit la menace d’un débarquement. La puissance maritime devient, ainsi pour Mahan le pivot de la puissance de l’État et la seule disposition d’une puissance marine pourrait selon lui être de nature à emporter la guerre. Cette vision simple, pour ne pas dire simpliste, était assimilable par les jeunes officiers de marine sortie d’Annapolis. Julian S. Corbett propose à l’encontre une approche plus nuancée, plus fine et méthodologiquement plus fondée. Il s’oppose tout d’abord à une mobilisation systématique de la bataille décisive pour plusieurs raisons. Sa recherche n’obéit pas à la nécessité de protéger le commerce et les Sea Lanes of Communication, les SLOCs sur lesquels Corbett avait bâti toute une approche intégrée. Pour lui, ce n’est pas tant le combat visant à détruire une flotte qui importe que la recherche de la maîtrise des communications maritimes. En effet, le contrôle de la mer, tâche d’ailleurs impossible vu l’immensité des espaces concernés, ne doit pas être poursuivi comme un but en soi, elle doit l’être comme un moyen permettant le transport des richesses comme des forces, pensée tout à fait moderne qui correspond à la maîtrise des flux. En outre, la concentration des forces, caractéristique de la guerre terrestre, est problématique en guerre navale car elle implique une concentration de l’ensemble des moyens permettant de s’assurer de la victoire, ce qui compte tenu du coût des bâtiments est extrêmement difficile à réaliser. La bataille décisive court aussi le risque de perdre la majorité de ses propres forces en cas d’échec. Même en cas de victoire, des pertes importantes seront probables ce qui affaiblira le vainqueur qui peut être mis en danger par un adversaire émergent.
À l’instar de Clausewitz, Corbett estime que la défensive est la forme la plus forte de combat. Si elle n’est jamais absolue, y compris sur le plan tactique, elle permet surtout de préparer à l’offensive : encaisser l’assaut et éreinter les forces adverses d’abord, contre-attaquer ensuite. Corbett distingue la stratégie maritime « relations entretenues entre les forces armées et la guerre », et la stratégie navale « qui concerne les mouvements de la flotte que la stratégie maritime a décidé d’affecter à une action ». Plus généralement encore on peut dire que Corbett aura été le premier à conceptualiser ce qu’aujourd’hui on nomme le smart power, cette combinaison de soft et hard power. Il aura aussi contribué à réinsérer la stratégie dans le temps et à la recherche sur le temps de la stratégie.
En replongeant la logique stratégique dans son siècle politique et en en faisant en sorte que ce plan oriente et régule les ardeurs militaires, il aura remis en ordre le processus décisionnel national.