C’est l’histoire d’un scorpion qui voulait traverser un fleuve. Ne sachant pas nager, il hèle un crocodile flottant non loin pour lui demander son aide. Le saurien dit son embarras : il aimerait bien rendre service mais il est certain de se faire piquer par l’arachnide qui jure de ne rien faire, et pour cause, cela lui coûterait la vie. Le crocodile se laisse convaincre, prend la direction de l’autre rive quand, au milieu du gué, son passager le transperce. Sur le point de succomber, il se retourne, incrédule, vers le scorpion qui lui lance, contrit : « Je suis désolé, c’est l’Afrique ! ».
C’est sur cette métaphore que commence le récit très documenté de J.-C. Notin. L’histoire est sans doute l’une des plus répandues sur le continent africain, chaque pays l’adaptant à sa manière. Depuis l’indépendance en 1960, elle pourrait imager les relations entre la France et la Côte d’Ivoire, celle « de deux partenaires partageant un même destin de plus en plus contrasté ». Il y a encore une vingtaine d’années, la Côte d’Ivoire était présentée, à juste titre, comme la vitrine de l’Afrique française, « l’appartement témoin d’une décolonisation réussie ». Tous les analystes vantaient le miracle ivoirien. Désormais, après l’épisode calamiteux de la présidence de Laurent Gbagbo, elle est devenue « la vitrine brisée de l’Afrique francophone ». Les crises majeures qui se sont succédé après la disparition en 1993 du Père de la nation, Félix Houphouët-Boigny, ont abouti à une douloureuse guerre civile dont le paroxysme de la violence a été atteint lorsque Gbagbo a refusé de reconnaître sa défaite électorale en novembre 2010.
Le long processus de crises commence en décembre 1999 avec le renversement du président Henri Konan Bédié par le général Robert Guéï. À l’automne 2000, l’ancien opposant à Houphouët-Boigny, Laurent Gbagbo, membre de l’Internationale socialiste, est proclamé président de la Côte d’Ivoire, au terme d’une campagne électorale marquée par le concept de l’« ivoirité » qui excluait Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara. En outre, la tentative du général Guéï, arrivé second, de se maintenir au pouvoir, alourdit le climat politique. Le faible taux de participation (37 %) au scrutin, du fait du boycott de nombreux partis, transforme le succès de Gbagbo en une victoire à la Pyrrhus puisqu’il n’a été porté à la magistrature suprême que par moins d’un cinquième des électeurs sur la base de listes à la validité contestée. Dès lors, le nouveau maître de la Côte d’Ivoire s’impose comme un président récusé par la majorité de la population. Les troubles causés par cette conjoncture feront des centaines de tués. La notion d’ivoirité sera l’une des causes de la rébellion lancée, deux ans plus tard en septembre 2002, par des mouvements du Nord du pays à majorité musulmane (alors que le Sud est surtout peuplé de chrétiens). Car le détonateur qui met le feu aux poudres est bien ce concept d’ivoirité censé définir les caractères nationaux de la Côte d’Ivoire. C’est le thème de la préférence nationale selon lequel une personne ne peut se prétendre ivoirienne que si ses quatre grands-parents sont nés en Côte d’Ivoire. Ce postulat permet d’évincer de toute consultation électorale le principal opposant à Gbagbo, Alassane Ouattara, ancien haut responsable au FMI. Les Musulmans du Nord, suspectés alors d’être de mauvais Ivoiriens se sentent rejetés par les Chrétiens du Sud. Ce sentiment d’exclusion à forte connotation religieuse, en particulier chez les Malinkés dont les patronymes ont souvent une consonance étrangère, amplifie l’antagonisme entre le Nord et le Sud. Par ailleurs, dans cette atmosphère de détérioration sociale, il faut ajouter l’inquiétude des travailleurs immigrés (25 % de la population, essentiellement en provenance du Burkina, mais aussi, dans une moindre mesure, du Mali, de Guinée-Conakry, du Bénin et du Ghana). Ces nouveaux exclus, autrefois protégés par Houphouët-Boigny, ont profité de distributions généreuses de cartes d’identité ivoiriennes.
Paris est pris au dépourvu par la tournure inattendue des événements. Les raisons de ce défaut de prévision a été fournie en janvier 2003 par le général Bentégeat, Chef d’état-major des armées, lors d’une audition devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale : « La détection de la préparation des coups d’État en Afrique est devenue beaucoup plus difficile en raison de l’affectation de moyens dans les nouveaux théâtres balkanique, afghan ou irakien ». Qui plus est, la DGSE a dû faire face « à des concurrents très sérieux à Abidjan : les reliques des réseaux Foccart, les nouvelles boutures apparues sous la présidence Mitterrand, les anciens fonctionnaires et diplomates revenus travailler en Côte d’Ivoire dans un cadre privé et qui ont entretenu leur carnet d’adresses ». Cet embrouillamini et la dispersion des outils de renseignement au profit d’autres zones a en effet nui à la prise en compte des germes de la tragédie ivoirienne. Quoiqu’il en soit, Paris déclenche en septembre 2002 l’opération Licorne, approuvée par les Nations unies mais différente dans sa structure de l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire). Le but est de protéger les ressortissants français en Côte d’Ivoire et de mettre en place une force d’interposition dans la guerre civile qui déchire le Nord et le Sud.
Le détachement français Licorne comptera plus de 4 000 hommes. Commence alors un jeu complexe dans lequel la France s’engage à ne pas prendre parti pour l’un ou l’autre camp, un rôle tampon qui « inéluctablement, la destine à recevoir des coups des deux côtés ». Très vite, les forces pro-Gbagbo vont franchir la ligne rouge. Parmi les violations graves des normes établies, on peut citer le harcèlement des troupes françaises par les « jeunes patriotes » dirigés par Charles Blé Goudé (surnommé le « petit fasciste » par l’ambassadeur de France), le bombardement du marché d’Abobo (une trentaine de victimes) et surtout le dramatique incident de Bouaké où deux avions Soukhoi, probablement pilotés par des mercenaires biélorusses, bombardent le 6 novembre 2004 un détachement de Licorne stationné dans l’ancien lycée français Descartes. Le bilan est effroyable : 9 morts et 33 blessés parmi les hommes du RICM, du 2e RIMA et du 515e Régiment du train. La riposte du président Jacques Chirac est immédiate : la flotte militaire ivoirienne est détruite sur ordre de Paris.
Les relations entre la France et Gbagbo, déjà délicates, entrent alors dans une phase de tension accrue. Dans ce bras de fer, le souci majeur des présidents Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy, bien conseillé par Jean-David Lévitte, est de privilégier les voies diplomatiques. Sur ordre de l’Élysée, les consignes sont claires : « Il y a un problème de légalité en ce qui nous concerne. Sauf si nos ressortissants sont pris pour cibles, nous n’interviendrons pas sans mandat de la communauté internationale », martèle l’amiral Guillaud, Cema au début de la présidence de Nicolas Sarkozy.
Sous les pressions internationales, Laurent Gbagbo finira par consentir à remettre son mandat en jeu le 31 octobre (1er tour) et le 28 novembre 2010 (2e tour). Son opposant Alassane Ouattara est autorisé à participer à l’élection présidentielle. Certain de pouvoir l’emporter, Laurent Gbagbo est pourtant donné battu par la commission électorale : Alassane Ouattara l’emporte avec 54,1 % des voix. Ce résultat est officialisé par les Nations unies et l’Union africaine. Refusant d’admettre sa défaite, Laurent Gbagbo engage une épreuve de force de plusieurs mois qui aboutira à la bataille finale d’Abidjan et l’arrestation de l’ancien Président le 11 avril 2011. Les affrontements sont décrits avec une précision minutieuse par Jean-Christophe Notin. Le rôle majeur du détachement Licorne est souligné à juste titre. Le courage et le savoir-faire des militaires français ont permis d’éviter le pire et de restaurer, sous le contrôle des Nations unies, la légitimité du nouveau président élu, Alassane Ouattara. Deux exemples parmi tant d’autres illustrent la plus-value de la compétence des forces françaises dans l’intervention en Côte d’Ivoire, l’engagement des hélicoptères et des forces spéciales.
S’agissant des hélicoptères, le passage suivant résume bien la prouesse des pilotes de l’Alat : « … l’appareil adopte la même tactique du saut de dauphin ; il approche en rase-mottes, et à distance souhaitée de l’objectif, il dispose de trente secondes pour prendre subitement de l’altitude, désigner la cible au laser, la contre-désigner, effectuer le tir, puis redescendre aussi sec. À chaque fois, le sol riposte ardemment, à la 14,5 et au 23 mm, mais l’équipage continue sa mission avec sérénité. C’est le résultat de l’entraînement, analyse B. Mais aussi le fait que nous avons beaucoup de tâches techniques à effectuer, qui requièrent toute notre concentration ».
Sur les forces spéciales, une action d’anthologie mérite d’être citée : la reprise de l’ambassade du Japon investie par des mercenaires libériens à la solde de Gbagbo qui ont tué les gardes ivoiriens, saccagé les locaux et contraint le diplomate nippon à se réfugier avec sept de ses collaborateurs dans une safety room, en fait sa chambre simplement protégée d’une porte blindée. L’ambassadeur et sa suite seront extraits par les commandos venus en hélicoptères et descendus par cordes sur l’objectif. Morceaux choisis de l’opération de sauvetage : « C’est alors une chenille qui entre et se déroule au gré des pièces qui sont fouillées et sécurisées les unes après les autres. (…) Comme souvent pour ce genre d’opérations très démonstratives, en entendant les hélicoptères, les occupants ont pris leurs jambes à leur cou ainsi qu’en témoignent des restes de repas. (…) Arrivés devant la safety room, ils (les commandos des forces spéciales) appliquent la procédure prévue avec l’ambassadeur : je l’avais informé de notre heure d’arrivée, note Serge N., et nous avions mis au point un code à communiquer via notre téléphone portable. Okamura est prestement évacué avec ses collaborateurs. (…) En tout, il se sera écoulé moins d’une heure. Les forces spéciales françaises ont, une fois encore, démontré leur professionnalisme ».
L’utilisation de la force n’est survenue qu’en dernier recours, après le constat de l’échec des tractations dû à l’obstination diabolique de Laurent Gbagbo, condamné par la quasi-totalité des pays africains. Comme le souligne l’auteur, « Clausewitz aurait goûté cette parfaite illustration de l’emploi des armes en ultime prolongement de la politique ». Dans cette affaire, Clausewitz était aussi ivoirien. À ce constat, il faut ajouter le syndrome de Srebrenica qui a beaucoup taraudé Nicolas Sarkozy : « Les chefs d’État modernes ne veulent pas se voir reprocher de ne pas avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour éviter des massacres », n’a eu de cesse de répéter à ses interlocuteurs politiques le Président français de l’époque. Dans cette action, la France n’a rien à se reprocher. Bien au contraire, car elle a toujours eu le soutien de la communauté internationale.
En conclusion, Jean-Christophe Notin avertit : l’élection présidentielle prévue en 2015 en Côte d’Ivoire dira, par sa bonne tenue ou la crise qu’elle déclenchera, si 2011 aura été un tournant ou une simple parenthèse. La métaphore africaine reprend alors son thème, mais avec une fin différente : c’est l’histoire d’un scorpion qui veut traverser un fleuve. Ne sachant pas nager, il hèle un crocodile qui se méfie de sa piqûre. L’expérience leur dicterait de ne pas pactiser. Mais ils prennent le temps de discuter. Et ils réussissent à traverser. Car les deux ont compris l’intérêt de gagner l’autre rive.