Ce livre est si passionné, d’une telle véhémence contenue, qu’il incite à donner avant l’heure la clé de sa puissance narrative et dialectique. Il est sous-tendu par un double drame : drame militaire du coup de force japonais du 9 mars 1945 en Indochine, drame personnel de l’amiral, Gouverneur général, prisonnier momentané des Japonais, rapatrié après la capitulation japonaise, inculpé devant la Haute Cour de Justice pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État, détenu pendant 26 mois avant de bénéficier d’un non-lieu en 1949.
L’ouvrage du vice-amiral d’escadre Jean Decoux est avant tout l’histoire du Gouvernement général de l’Indochine qu’il exerça de juillet 1940 à mars 1945, témoignage d’un intérêt capital sur cette période bizarre. Ce joyau de l’empire colonial de la France vaincue est en effet une tentation stratégique et économique immédiate pour le futur « Grand Japon », que seul retient l’allégeance de Vichy à l’Allemagne. Pour le Gouverneur général, maintenir les militaires japonais installés en Indochine dans le cadre strict des concessions faites par Vichy à Tokyo le 30 août 1940, est l’objectif prioritaire. C’est une tâche constante et nerveusement éprouvante car les interlocuteurs et les incidents se succèdent ; elle requiert psychologie et sang-froid. Mais l’ouvrage est aussi un plaidoyer pro domo : l’amiral se défend devant l’Histoire des accusations qui lui furent portées. Il montre en particulier que le coup de force du 9 mars 1945, qui apparaît comme l’échec de sa patiente stratégie, ne peut lui être imputé – il en attribue la responsabilité au clan gaulliste – il veut prouver qu’une immense injustice lui a été faite, à lui et à ses assistants, que la tâche de maintien de l’Indochine à niveau a été accomplie, que sous son autorité et jusqu’au 9 mars 1945, la souveraineté de la France et l’avenir de l’Indochine avaient été sauvegardées, que son action était honorable et qu’en aucune façon il n’avait trahi son pays.
Decoux, avec une force de conviction remarquable, un style un peu désuet, plonge son lecteur dans son univers, le lui fait découvrir méthodiquement et magnifie son action personnelle. C’est ainsi que l’état des lieux lors de la passation des pouvoirs du général Catroux – sanctionné par Vichy pour trop de concessions accordés aux Japonais déjà sur place – est une analyse politique et militaire de large ampleur. La politique française en Extrême-Orient, les relations franco-britanniques, les faiblesses de la défense de l’Indochine, le réseau diplomatique, la montée des périls en Europe et en Asie, tout est scruté avec maîtrise.
Ensuite viennent deux épisodes d’affrontements sanglants.
L’affaire de Lang Son du 22 septembre 1940 : les Japonais veulent augmenter leur emprise sur l’Indochine (utilisation d’aérodromes, augmentation des effectifs stationnés, transit de troupes pour prendre à revers les Chinois), refus de la France, les Japonais passent en force, les forces françaises sont inéluctablement submergée, des morts ; il faut céder en partie aux exigences japonaises.
L’affaire du Siam (Thaïlande) : soutenue par le Japon, la Thaïlande revendique des enclaves le long du Mékong au Laos et au Cambodge. Decoux envoie ses modestes forces navales qui infligent une défaite à la marine siamoise à Koh Chang, le 17 janvier 1941. Intervention diplomatique du Japon, passivité des Anglo-Saxons, paradoxalement la France doit céder des bandes de territoires.
La guerre du Pacifique éclate avec le raid japonais sur Pearl Harbor du 7 décembre 1941. Par miracle les opérations militaires épargnent l’Indochine. Quatre années de statu quo précaire s’y écoulent. Après la reconquête des Philippines, les Américains visent le Japon, ils évitent Formose et l’Indochine mais néanmoins la bombardent. Les Japonais sont nerveux, le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) envoie des émissaires en Indochine pour organiser la résistance, sans tenir Decoux étroitement informé. Decoux se sent trahi, il n’a aucune considération pour ces apprentis, il méprise le général Mordant recruté sur place et qui « fait des fiches ». Il appelle à la prudence à tous les niveaux, car les moyens de la Résistance sont inexistants et les Japonais très informés, redoutables et nerveux, sentant la fin proche. Tokyo décide alors de neutraliser les forces françaises d’Indochine (60 000 hommes) en les assimilant, et donc d’attenter à sa souveraineté ; refus de Decoux qui, habituellement basé à Hanoï, se trouve à Saigon. Simulacre de négociation diplomatique, puis c’est le coup de force du 9 mars 1945. L’Indochine est désarmée, les militaires emprisonnés, après de nombreuses exactions par les Japonais et par les factions secrètes anti-françaises, éléments du futur Viet Minh. Decoux est prisonnier à Loc-Ninh, loin de Saigon. À quelques semaines de la capitulation du Japon, son œuvre s’écroule, et donc les chances de l’Indochine, selon lui par la maladresse du GPRF – (qui, incohérent, lui demande de proclamer la neutralité de l’Indochine en cas de débarquement américain).
Il écrit plusieurs fois que l’Indochine n’était pas sous occupation japonaise, que la souveraineté française y était respectée, qu’il avait assuré l’équilibre politique, et préservé l’avenir. « Tout le mal, je le répète, découle du coup de force du 9 mars 1945 qui a créé une interruption dangereuse de la souveraineté française » (p. 484). Son inculpation, son retour, sont une blessure de l’injustice plus qu’une humiliation. (Médiocrité de d’Argenlieu(*) : lors de l’escale de Calcutta, l’amiral d’Argenlieu qui s’y trouve, en route pour l’Indochine où il est nommé Haut commissaire, émet une note de service ordonnant de consigner Decoux dans un hôtel « qu’il ne doit quitter sous aucun prétexte »).
À cause de la guerre, le gouvernorat de Decoux fut l’un des plus longs. La relation de son action nous convainc qu’il avait incontestablement l’envergure requise par ce poste – formule qu’il faudrait développer ; il avait en particulier une intelligence aiguë de « la colonie ». Patriote absolu, subjugué par l’Indochine, Decoux n’est cependant pas un visionnaire : à aucun moment il n’imagine l’Indochine affranchie de la tutelle de la France ; il est pour des réformes libérales – le pacte colonial est suranné – il faut créer une université, réformer la justice, promouvoir les indigènes… mais il ne définit aucun statut politique futur. Pour lui, les « intérêts légitimes de la France » sont immuables ; « la France a un mandat, si elle démissionnait de l’Indochine, elle aurait trahi sa mission et menti à son histoire, elle cesserait d’être une grande puissance et aurait mérité sa déchéance ».
Decoux incarna l’Indochine, et à cet égard, son livre est un classique, mais nous savons qu’ensuite ce fut « l’Indo ».
(*) Grâce à de Gaulle, Thierry d’Argenlieu, lieutenant de vaisseau de réserve à sa sortie du couvent en septembre 1939, fut promu amiral 5 étoiles en six ans. N’ayant rien compris aux effets de la guerre sur les aspirations des peuples colonisés, son action en Indochine sera catastrophique.