Rarement ces dernières années un ouvrage traitant de l’Armée française aura provoqué un tel remous dans la société civile. S’inscrivant pleinement dans un contexte d’institutionnalisation du féminisme et d’élargissement progressifs des définitions juridiques et des témoignages concernant le viol, cette enquête semble trouver plus difficilement un écho positif dans le milieu militaire.
L. Milano et J. Pascual sont journalistes à Causette, mensuel féminin créé en 2009 et proposant une ligne éditoriale faite d’articles de fond et de véritables travaux journalistiques. Il se veut un contrepied de la presse féminine généraliste, très portée sur la publicité et les questions domestiques. La publication a reçu en 6 ans d’existence de nombreux prix, pour sa forme générale tant que pour ses articles. La Guerre invisible est le premier livre publié par sa rédaction.
Alors que l’Armée française, avec 13 % de femmes dans ses rangs, est l’armée européenne la plus féminisée, que les étoiles d’officiers généraux commencent à être épinglées sur les uniformes de militaires féminins, un voile demeure sur certaines pratiques de moins en moins tolérées.
Au fil de plusieurs cas d’agressions avérées, l’enquête de terrain présente la difficulté pour les femmes d’obtenir des sanctions réelles contre leurs agresseurs. Que les supérieurs ferment les yeux pour protéger l’intégrité et la cohésion du groupe, que l’on dissuade les victimes de se plaindre voire qu’on les pousse à la démission, la grande diversité des cas individuels n’occulte pas le principe selon lequel tout cas est toujours étouffé.
Sur le principe, ces récits d’agressions diffèrent peu des évènements similaires dans la société civile. D’un point de vue pratique, ces cas représentent selon les statistiques officielles une part presque négligeable du personnel militaire. Mais alors que la plupart des pays européens ont lancé des enquêtes internes sur le sujet du harcèlement sexuel dans leurs forces armées et qu’un viol était commis toutes les trois heures dans l’armée américaine, il y a la nécessité d’un débat.
Où se termine la camaraderie ? Où commence l’agression ? Tous les types d’ordres sont-ils exécutables sous contrainte hiérarchique ? De la même manière que des conventions internationales régissent l’amplitude et le champ des ordres légaux et illégaux, un tel débat permettrait la définition de ces lignes qui font aujourd’hui défaut et qui sont vraisemblablement explicatives du fort taux d’acquittement des accusés d’agressions sexuelles dans l’armée.
Ce débat a lieu dans toutes les instances de la société civile : lieux publics, lieux de travail, ménages. Que ces débats atteignent l’Armée semble tout naturel, et ceux qui poussent des cris d’orfraie, accusant à la décrédibilisation par principe des forces armées, devraient comprendre que, pour que les forces armées continuent d’être un poids décisif dans la nation, c’est de leur responsabilité d’évoluer et de faire preuve d’autocritique.
Ce qui ressort des cas d’agressions et des tentatives d’alertes lancées par les victimes ou d’autres personnels militaires, c’est la coupure entre les juges et les militaires, l’interruption de la chaine d’information. Dans tous les cas présentés par La guerre invisible, les victimes sont livrées à elles même. Et dans le cas d’un travail des assistants sociaux, c’est même ceux-ci qui peuvent se voir écartés.
La lecture de La guerre invisible ainsi que la connaissance de la société française actuelle, amène à croire que la négation de tout évènement de ce type au sein des armées serait préjudiciable. Une armée professionnelle se doit de sortir « par le haut » de ses contradictions, de travailler à la résolution des problèmes internes à sa structure. Dans un article paru dans la Revue Défense Nationale de mars 1970, intitulé Armée, Nation et Discipline, William Coulet rappelle que si la société française a connu de profonds changements, les armées doivent investir ces modifications pour continuer de transmettre dans un contexte social mouvant l’Idée de défense nationale, ses enjeux, son universalisme.
Contrairement aux critiques qui lui ont été adressés, cet ouvrage ne réduit en rien l’armée au viol et la camaraderie à une agression. Il présente simplement, sans émettre de jugements excessifs, un ensemble de troubles qui n’ont jamais fait l’objet d’une enquête, d’un rapport, d’une observation véritable.
Faisons alors la part des choses, en reconnaissant l’utilité du débat qu’ouvre cet ouvrage, sans renoncer aucunement à la défense des forces armées et de leur rôle pour le pays. Mais c’est bel et bien en dépassant ces agitations que l’on y répondra le mieux.