Cette troisième édition des Regards de l’Observatoire franco-russe, vaste entreprise éditoriale conduite par le Conseil économique de la Chambre de commerce et d’industrie France-Russie (CCIFR), est sortie dans un contexte marquant une rupture avec le passé, celui de l’après guerre froide, dont l’époque vient d’être définitivement enterrée, qu’Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe remet brillamment en perspective.
Déjà, avec l’affaire ukrainienne, bien des éléments structurants des relations entre la Russie et l’extérieur, principalement l’Occident, avaient été profondément bouleversés – relations internationales, économie, politique intérieure et société – tous des éléments analysés en profondeur dans cette édition. Une nouvelle Russie a émergé sous nos yeux, dont les traits sortent encore plus différents du fait de son engagement militaire en Syrie, que les Regards n’ont pu analyser mais dont ils présentaient bien les principaux traits. D’où l’intérêt qui s’attache à la lecture attentive de cette véritable somme sans équivalent, fruit de la collaboration d’une cinquantaine d’experts, d’économistes, de spécialistes français et russes aux sensibilités différentes mais au regard souvent convergent, certainement la plus aboutie des trois synthèses annuelle de l’Observatoire franco-russe.
Où se trouve l’économie russe en cet automne 2015, alors que les cours du brut, qui avaient donné des signes de reprise au printemps ont marqué des signes de faiblesse, et dont les perspectives ne paraissent pas brillantes, du fait du ralentissement chinois, de l’atonie économique mondiale et des perspectives ouvertes par la reprise attendue, courant 2016, des exportations iraniennes. Ceci n’a pas empêché la Russie de battre son record de production pétrolière en 2014, avec 526 millions de tonnes, dont 220 millions ont été exportées ; la production de gaz par contre a régressé de 4 % pour atteindre 640,2 milliards de m3. En tout cas le budget russe pour 2016 est basé sur un baril à 50 $.
L’économie russe prendra-t-elle le chemin des réformes de structures, lui permettant de sortir de sa dépendance quasi exclusive des hydrocarbures et des ressources minérales ? Ceci impliquerait une privatisation plus poussée de pans entiers de l’économie, un retrait relatif de l’État de l’économie, une croissance du secteur des PME-PMI, encore trop faible en Russie, ne représentant que moins de 20 % du PIB. Certes les fondamentaux de l’économie russe restent sains (quasi-équilibre budgétaire, solde commercial excédentaire, bas niveau d’endettement extérieur, etc.). Mais constatent bien des auteurs ladite restructuration économique n’apparaît pas en vue ; elle sera de plus en plus difficile à promouvoir au fur et à mesure que l’on se rapprochera des échéances électorales (législatives de septembre 2016, présidentielles de mars 2018). C’est dire que les dossiers économiques, qui sont analysés dans le détail avec force de chiffres, de tableaux et de réflexions approfondies, resteront toujours d’actualité dans les mois à venir : sanctions occidentales et contre-mesures russes (totalement ou partiellement levées en janvier ?), cours du rouble (autour de 70 R/$), plan(s) anticrise du Gouvernement, loi d’amnistie pour les capitaux rapatriés, contrats gaziers avec la Chine et, pour la France et Total, total bouclage de son projet gazier de Yamal, GNL.
Il semble bien qu’il en sera de même dans le domaine de la politique extérieure, autre secteur abondamment traité dans ces Regards avec les contributions toujours éclairantes, de principaux experts russes : Sergueï Karaganov (président honoraire du Conseil de politique étrangère et de défense, doyen de la faculté d’économie et de politique mondiales du Haut Collège d’économie), Dimitri Trenine (directeur du Centre Carnegie de Moscou) ou Fiodor Loiukanov (rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs). Tout le monde continue de s’interroger : la crise ukrainienne apparaît-elle comme le signe d’un divorce stratégique et civilisationnel irréversible avec le reste de l’Europe et de l’Occident ? Le rapprochement avec Pékin signifie-t-il que Moscou tourne le dos définitivement à l’Europe ? Dans quelle mesure le projet du « Monde russe » est-il compatible avec celui de l’Union économique eurasiatique, qui semble avoir pris le pas sur toutes les autres initiatives diplomatiques du Kremlin ? Dans tous ces domaines les évolutions paraissent rapides. Alors que l’on pouvait penser jusqu’à l’été 2015, que les États-Unis avaient gelé le niveau de leurs relations avec la Russie jusqu’au scrutin présidentiel américain de 2016, on a vu que la « surprise stratégique » russe en Syrie a fait bouger les lignes, en instaurant un début de concertation régionale élargie dont on a tout lieu de croire qu’elle ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Le tête à tête imprévu Barack Obama –Vladimir Poutine d’Antalya lors du G20 n’en est qu’un signe avant-coureur. Un observateur aussi avisé que Sergueï Karaganov, avait pressenti que les relations Russie-Occident, ne pouvaient en rester au niveau de crispation qu’elles avaient revêtu au début de l’année 2015 (avant les Accords de Minsk II du 12 février) : « La Russie au demeurant ne renonce pas à l’idée de construire une Union de l’Europe, espace humain et économique unique entre l’Union européenne et l’Union eurasiatique. Elle juge également cohérent un retour à des relations russo-américaines normales mais sur des bases nouvelles, plus fiables, des relations reposant sur un respect mutuel. Il est clair qu’il faut autant que faire se peut, jouer le jeu ensemble. Nos partenaires ont voulu jouer unilatéralement, et c’est précisément ce qui a conduit à la crise actuelle ». La question reste entière et reste à trancher entre les partisans, essentiellement les pays européens fondateurs de l’UE (France, Allemagne, Italie) désireux d’intégrer la Russie dans une construction d’ensemble et ceux qui, comme la Grande-Bretagne, la Suède, les pays Baltes et la Pologne, veulent la laisser à l’écart, confinée dans son espace du Nord-Est de l’Europe. Ce dernier groupe de pays trouve des relais puissants aux États-Unis, dans les milieux de l’Otan, à la Commission de Bruxelles et chez certains parlementaires européens.
Ces Regards s’étendent également sur la politique intérieure, la société russe et les régions, ou autres sujets au nombre de 85. C’est dans ce domaine que le lecteur européen est le moins bien informé, sinon sciemment désorienté, et qu’il devrait lire cette série d’articles avec intérêt, car ce qui se passe à l’intérieur de ce vaste pays nous concerne également. Le mouvement de reprise en main opéré par le Kremlin, a porté ses fruits, puisqu’en dehors de ses quelques succès remportés à l’automne 2013, l’opposition n’a guère engrangé de nouvelles victoires. À la faveur de la crise ukrainienne, le taux de popularité de Vladimir Poutine avec 80 % de satisfaits, semblait avoir atteint un record historique, qui fut encore dépassé après l’intervention militaire russe en Syrie. Cet aspect de la société russe actuelle moins connue que les autres a fait l’objet d’études tout à fait intéressantes portant sur l’opinion russe et les sanctions, les élites russes dans un contexte de turbulence, la famille et la solidarité familiale, la corruption.
Divers articles éclairent la dynamique en œuvre dans les provinces, en braquant le projecteur sur les régions les plus dynamiques, tels Kalouga, qui a eu la faveur des investisseurs français, le Tatarstan, riche de son pétrole et plus récemment Toula et Kostroma. Cette analyse des régions russes aborde les rapports frontaliers, sujet assez sensible, comme ceux qu’entretient Saint-Pétersbourg avec la Finlande ou les régions russes avec le Kazakhstan. Quelques points d’actualité, sont mis en relief comme Sotchi après les Jeux. L’intégration de la Crimée sera un processus long et difficile : entre 2015 et 2017 l’aide budgétaire russe devrait atteindre 4 milliards de dollars. Jean Radvanyi explicite les paradoxes de l’Extrême-Orient russe, ensemble qui couvre 36 % de la superficie du pays, mais qui a perdu 22 % de sa population depuis 1991. Paradoxe qui n’échappe pas à l’analyste : alors que tous les pays du « pourtour » du Pacifique ont connu une croissance soutenue, la façade russe du Pacifique fait pâle figure.
Comme chaque année, une partie mi-historique, mi-culturelle, illustrée souvent avec des documents d’époque, inscrit les relations russes dans leur profondeur spatiale et historique. Comment l’image de Poincaré-la-Guerre s’est reflétée dans les représentations satiriques ? Quel fut le sort des prisonniers français de la Grande Armée ? La France à Moscou, promenade à travers l’histoire… Ce tissu des relations franco-russes, illustre la profondeur des liens (économiques, scientifiques, culturels et humains) qui unissent les deux pays, et indique qu’elles ont résisté dans le passé à bien des vicissitudes. Gageons qu’il en sera ainsi et qu’elles parviendront à recouvrer leur niveau d’entente. Quant aux amoureux de la littérature, ils apprécieront le savoureux parallèle dressé entre les avenirs radieux des deux « enfants terribles » des lettres, Michel Houellebecq et Vladimir Sorokine.
Ces Regards 2015 dressent par touches successives, le portrait d’un pays beaucoup plus complexe et nuancé que l’image figée qu’en livre une presse qui se complaît à ne relever que les revers ou les tâches sombres du tableau. Fiodor Lioukanov, dans son lumineux article « Le dernier acte de l’Union soviétique », constate que la Russie a commencé à définir son aire, son espace éthique, politique et culturel, sans tenir compte de l’opinion de ses voisins, fussent-ils loyaux, une réalité « dure » à, laquelle il faudra se faire précisément pour donner son vrai sens à la Grande Europe et à l’Eurasie. Après tout Paul Valéry, ne parlait-il pas de l’Europe, comme du cap extrême de l’Asie ? En tout cas l’heure ne semble plus aux grands desseins, comme Maison commune, Grande Europe… mais à la construction pragmatique et quotidienne d’une entente basée sur des objectifs communs en Syrie et au-delà.