Chacun connaît la hauteur de vue, la force du style, la pénétration du regard de l’amiral Jean Dufourcq qui a été en charge pendant cinq ans de la Revue Défense Nationale. Dans cet essai il s’efforce de soulever la torpeur dans laquelle ce cher et vieux pays s’est installé depuis des lustres, en évitant deux écueils. Celui de la « raison raisonnante » bien trop convenu, et celui de la décadence assumée, bien trop alarmiste.
Il part d’un constat simple que tout un chacun fait aisément sien. Un « brouillard stratégique » enveloppe la France, lequel, requiert assurément de nouvelles et multiples balises pour penser son avenir et garantir sa pérennité menacée. En bon marin qu’il est, il aurait pu ajouter un phare pour nous éclairer la route, ce que nous fournit précisément son essai aussi bref que percutant, enlevé de main de maître. La France, commence-t-il par constater figure toujours à un honorable 6e rang économique, mais pour beaucoup elle semble vouée à un dévissage stratégique inéluctable, mal contrôlé par des pouvoirs publics impuissants ou tétanisés par l’ampleur des défis à relever. Remarquons au passage, qu’au rythme actuel de croissance, annuel moyen de son PIB (1 à 1,5 %) la France risque bien d’ici 2030 d’être dépassée en termes de richesse par l’Inde, et peut être le Brésil, la Russie ou l’Indonésie, si les deux premiers parviennent rapidement à sortir de leur mauvaise passe actuelle. Sans accumuler les chiffres, Jean Dufourcq y fait tout de même allusion, ce n’est pas seulement en terme de part de PIB alloué à la défense que s’établit la hiérarchie des puissances mais en pourcentage de PIB alloué à la R&D. Or, la France avec ses 2,28 se situe bien en dessous des 3 % qu’avait déjà assignés le général de Gaulle comme objectif prioritaire.
Passons assez vite sur les premiers chapitres, fort pertinents au demeurant, qu’il consacre au génie de la France, hier et demain, à sa densité, sa culture, son message universel, tous thèmes de discours présidentiels et ministériels qui nous bercent constamment les oreilles pour nous apaiser, nous rassurer ou nous mobiliser. Plus percutant nous semble le bref panorama stratégique qu’il nous livre. Avant les attentats du 13 novembre, l’amiral Dufourcq, écrivait que Daech était notre ennemi principal, que la manœuvre pour le détruire était la principale et tout devait lui être subordonné. Seule une coalition régionale en viendra à bout. Laquelle, avec quels moyens, avec quel but ? Nous aurions aimé en savoir plus, car le temps semble presser. Sur l’Ukraine ses propos sont de bon sens. C’est une erreur que d’avoir ostracisé la Russie et de n’avoir pas entretenu un dialogue constant avec elle, au lieu de quoi on lui a infligé des sanctions qui nous font mal et auxquelles échappent les États-Unis. Jean Dufourcq de poursuivre : « Une France plus réaliste aurait dû, avec la Pologne et l’Allemagne, gérer dans cet esprit la question ukrainienne ». Comment passer sur le fait que la Pologne, qui incorpora pendant des siècles des portions du territoire ukrainien, ne rêve de voir l’Ukraine que comme une « grande Pologne » anti russe ? D’ailleurs avec la venue au pouvoir des conservateurs à Varsovie, où le PiS (Droit et Justice), détient tous les pouvoirs, on ne semble pas s’acheminer dans la voie de la conciliation avec Moscou. De ce panorama stratégique dans lequel il ajoute le pourtour méditerranéen et l’Afrique, l’amiral Dufourcq déduit une visée stratégique fort nette. L’engagement politique lucide dans le monde arabe contre le « fascisme vert », engagement diplomatique autonome pour la stabilité du continent eurasiatique et le développement de l’espace euro-méditerranéen, permet cette retenue militaire prudente que l’état du pays exige sans doute désormais.
Vaste programme. Comme l’a dit Napoléon, la stratégie est un art fort simple entièrement fait d’exécution. Comment ne pas rappeler la réponse du maréchal de Saxe à, la question de quels moyens désire-t-il disposer, de l’argent ! De l’argent ! De l’argent ! La France ne manque ni d’atouts, poursuit-il, ni de moyens (on peut en douter), mais plutôt d’élites politiques de qualité et dotées d’un vrai courage politique. La question est posée carrément. Ernest Renan l’avait bien développée après la défaire de 1878 dans La Réforme intellectuelle et morale. Faut-il en mettre une nouvelle, la combientième en chantier ? La France dispose de trois atouts incomparables, en Europe, qui sont sa position géographique à la pointe occidentale du continent eurasiatique, sa vitalité démographique et sa maîtrise des grands ensembles industriels complexes. Personne n’en disconviendra, encore s’agit-il de savoir comment en tirer la meilleure partie. La France a écrit Fernand Braudel a dû disperser sa flotte sur trois mers alors que la Grande-Bretagne a concentré la sienne qu’en mer du Nord. A-t-on pu valoriser la position de Marseille qui aurait pu devenir la capitale de la Méditerranée ? La France enfin est un peu décalée par rapport à la « banane bleue », cet axe rhénan, port de la mer du Nord qui a constitué longtemps le cœur économique européen, qui est désormais décalé vers l’Est. Certes, la France se caractérise par sa vitalité démographique, plus de 800 000 naissances par an. C’est vrai qu’en 2014, elle a enregistré 820 000 naissances et 556 000 décès soit un solde naturel de 264 000, auquel s’ajoute un solde migratoire de 33 000. Mais le taux de fécondité, même s’il est le plus élevé d’Europe avec l’Irlande reste, avec 2, en deçà du seuil de renouvellement de la population. Mais on sait bien que la France interdit toute statistique ethnique, sujet sensible parmi tous. Multiculturalisme, assimilation, intégration, vers quoi s’oriente-t-on ? Quant à la maîtrise des grands ensembles industriels, rappelons qu’en 2015 trois fleurons industriels sont passés à l’étranger, Alstom chez General Electric, Alcatel-Lucent dans les mains de Nokia, Lafarge est devenu l’égal de Holcim mais pas trop. Que dire de la sortie du CAC 40 d’EDF, ou de la déconfiture d’Areva dont l’ardoise se chiffre à 4,8 milliards d’euros ! Mais avouons qu’il a raison en annonçant qu’en 2015 les entreprises françaises ont plus acheté à l’étranger qu’elles n’ont été achetées par des étrangères (58 milliards de $ contre 47 milliards).
Concentrons-nous sur l’appareil militaire et proposons qu’à côté de notre posture de dissuasion nucléaire figure désormais explicitement mais aussi séparément une posture d’intimidation conventionnelle. Elle sera destinée à faire renoncer un perturbateur de s’en prendre à nous, tout en restant au-dessous du supposé « seuil nucléaire » que le flou délibéré de nos « intérêts vitaux » est censé masquer. Aujourd’hui les armements modernes nous proposent une gamme de solutions nouvelles (déstabilisation par guerres de l’information, destructions précises par missiles de croisière supersoniques ou même balistiques hypersoniques, assassinats ciblés par drones armés…) ou des tactiques revalorisées (actions clandestines chirurgicales de forces spéciales…) voire des avertissements décisifs ou des surprises aux effets critiques (attaques financières, cyberattaques massives, concentrées ou ciblées…).
L’attaque de janvier 2015 a offert à la France une chance pour refaire son unité, renforcer sa cohésion en assumant mieux sa diversité et refonder ses valeurs. Elle peut favoriser une ambition nouvelle qui rassemble tous les Français autour d’un socle qui sert d’assise à un projet collectif.
Daech qui s’en déclare l’ennemi ne constitue pas pour la France une menace militaire, pas plus qu’Al-Qaïda, qu’il soit au Maghreb islamique ou non ; c’est au pire une menace à l’ordre public, une menace terroriste qui emploie des procédés du combat militaire, plus vraisemblablement une entreprise de pression politico-criminelle. La belle formule de Hegel selon laquelle « l’Europe c’est la marche de la vie vers plus loin qu’elle-même » s’applique parfaitement à l’essai percutant de l’amiral Dufourcq, qui espérons le sera lu en haut lieu.