Nous savons tous, commence François Heisbourg, que le monde actuel, avec ses défis, ses crises endémiques et ses acteurs en quête de puissance ou de revanche, est né de l’effondrement de l’URSS en 1991 et du triomphe en trompe-l’œil des États-Unis. Ajoutons que nous le savons aujourd’hui, mais qu’au début des années 1990, cédant à l’hubris de la victoire, contrairement aux règles de l’école réaliste, dont l’un des représentants le plus éminent fut Henry Kissinger, Washington a peu œuvré pour intégrer vraiment la nouvelle Russie dans le concert des nations.
Nous avons mis du temps d’autre part aussi à nous y adapter car aux acteurs traditionnels auxquels nous étions habitués se sont ajoutés les groupements terroristes, expression de l’hyperterrorisme, expression que François Heisbourg a popularisé. Mais nous ignorons les histoires, petites ou grandes, les incidents, les actions clandestines ou simplement secrètes qui ont accompagné ou précédé les décisions les plus spectaculaires. Nous ne connaissons pas le « dessous des cartes ».
À travers des exemples puisés dans sa propre expérience de conseiller de Charles Hernu, ministre de la Défense de François Mitterrand en juin 1981, François Heisbourg révèle quelques-uns de ces secrets : certains sont piquants, d’autres dénotent beaucoup d’aveuglement de la part des décideurs, auxquels il accorde les circonstances atténuantes, comme la reconnaissance par Mitterrand des putschistes soviétique d’août 1991. Pour le Président français il fallait surtout éviter l’anarchie et surtout maintenir le dialogue avec les autorités en place quelque fussent leur légitimité. Les choses ont depuis changé. Grâce aux riches témoignages de l’auteur on apprend aussi que la paix du monde a tenu apparemment parfois à bien peu de chose, au courage d’un marin soviétique, par exemple. Dans Secrètes Histoires, le président de l’International Institute for Strategic Studies, et du Centre de politique de sécurité de Genève, revient sur les incidents, qui de Cuba à l’Irak, ont failli faire basculer plusieurs fois le conflit Est-Ouest en un cataclysme atomique… Son livre mêle souvenirs personnels, réflexions stratégiques et chroniques, Secrètes Histoires évoque nombre d’anecdotes et d’éléments peu connus ; parfois mêmes restés jusqu’ici secrets, de l’affrontement entre les deux superpuissances…
François Heisbourg invite le lecteur à un parcours reliant un passé encore proche aux turbulences du présent, aux portes d’un avenir aussi visible mais aussi insaisissable que l’horizon. Le cours de l’histoire récente y apparaîtra tel qu’il est en réalité au moment des faits : chaotique, indéterminé, contingent. Les facteurs structurels en forment certes la toile de fond. Après tout, les avions qui détruisent les tours de New York ne produisent pas la même histoire que les poignards de l’âge de fer qui ont tué Jules César, les smartphones et les réseaux sociaux de la place Tahrir n’écrivent pas les mêmes récits que le stylet du scribe égyptien du temps des pharaons.
Mais sur la brève durée qui nous sépare de la fin de la guerre froide, matrice du monde moderne, ce sont bien les événements qui dominent la scène. On lira comment la guerre froide suivra une trajectoire hors des normes historiques, et comment l’avènement du monde postsoviétique et le surgissement de la Chine post-maoïste ont fait de la mondialisation un géant, dont l’enfance avait été essentiellement une affaire d’Occidentaux. L’histoire de la fin de la guerre froide et de ce qui la suit ne se devine pas à la lecture de courbes et de graphiques, et moins encore sur la base de stéréotypes sur le caractère essentiellement pacifique ou guerrier de tel peuple ou de telle région. Pourquoi le mur de Berlin s’effondre-t-il en ne soulevant que de la poussière alors qu’il se trouve au centre d’un État communiste héritier du militarisme prussien, lui-même satellite d’une Union soviétique surarmée agissant dans le cadre d’une idéologie militant pour la révolution mondiale ? Pourtant, dans un autre coin de l’Europe, la Serbie, alors dirigée par des communistes de facture similaire, se trouvera au centre de dix années de guerre. Pour expliquer cela, les causes profondes et les explications structurelles seront d’un secours limité : c’est la contingence qui sera au centre du récit.
Vous verrez comment s’est opéré un reclassement rapide et brutal de facteurs de puissance, dont certains occupent soudain une place centrale dans la transformation du monde, tels le terrorisme devenu hyperterrorisme ou le renseignement, quittant les quais de gare de l’histoire pour accéder à l’omniprésence non seulement dans les rapports entre États mais dans la vie de populations entières. En même temps se déroule, comme une méchante ruse de l’histoire, le retour du risque de guerre nucléaire dans un monde qui avait pu croire que disparaîtrait avec la fin de la guerre froide le risque d’une der des ders faite de bombes atomiques.
On assiste tout à la fois à l’essor des pays émergents, porteurs d’une « nouvelle classe moyenne mondiale », et, sur un autre registre, à la diffusion d’idéologies de conquête qui condamnent à la violence ou à la misère les peuples se trouvant sous leur emprise. Face aux nouvelles hiérarchies de la puissance et de l’influence, et devant les menaces de violence venues du Sud et de l’Est, comment la vieille Europe pourrait-elle préserver sécurité, liberté et prospérité ? Et comment y trouver pour notre pays une place conforme à ses ambitions, cette France moins démunie de moyens qu’il n’y paraît parfois mais aussi plus fragile que nous ne le voudrions ?
François Heisbourg part de faits qui nous guideront dans la grande histoire. Il s’agit non pas de suggérer que l’histoire est le produit de complots, car ceux-ci sont bien plus rares que ne le prétendent les théoriciens de la conspiration, mais d’illustrer comment une cause limitée peut produire de grands effets. Cela permet par la même occasion de montrer que le mot « inévitable » est à manier avec précaution et parcimonie. L’histoire n’est pas écrite à l’avance. Cela vaut à l’échelle de pays entiers, comme à l’échelle individuelle et a fortiori quand les deux se croisent. D’où le choix qui est fait au début de chaque sujet abordé, de raconter une histoire à laquelle il a été le plus souvent été mêlé avant de parler de la grande histoire. De la crise des euromissiles, qui a tant marqué les relations Est-Ouest entre 1977 et 1983 jusqu’à la crise ukrainienne du printemps 2014, c’est un vaste tour d’horizon géopolitique que nous livre l’auteur, dans un style direct, fourni, jamais pédant où fourmillent données concrètes, conversant d’experts ou de décideurs. Une belle leçon d’intelligence et de stratégie.