Ivan Cadeau, docteur en histoire, officier enseignant auprès de différents organismes de l’Armée de terre, spécialiste de la guerre d’Indochine et de la guerre de Corée, a soutenu sa thèse sur l’action du génie en Indochine. C’est donc logiquement qu’il signe, dans la collection « L’histoire en batailles » chez Tallandier, un volume sur Diên Biên Phu après avoir publié La Guerre d’Indochine chez le même éditeur en 2015. La défaite de Diên Biên Phu, si inattendue, a soulevé en France beaucoup d’incompréhension et a conduit à la formation d’une commission d’enquête en 1955.
Alors que le conflit, jusque-là, ne passionnait guère la métropole, on a cherché des responsables à ce désastre. On s’est demandé pourquoi on a laissé s’anéantir dix-sept bataillons parmi les meilleurs que comptait le corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient.
Cette défaite fut un choc psychologique qui permît au gouvernement français de mener la sortie du conflit. Diên Biên Phu est d’abord une tragédie, celles des soldats français, mais celle aussi des bo doi, les combattants viêtminh. La querelle au sein du haut-commandement français, entre le général Navarre et Cogny, a contribué à prolonger la bataille de Diên Biên Phu. Si en 1946 il ne s’agit que de lutter contre une guérilla, dès 1950, la guerre d’Indochine s’inscrit dans le contexte de la guerre froide, Hô Chi Minh étant soutenu par Mao et la France par les États-Unis.
Quand le général Navarre arrive en Indochine, au printemps 1953, son rôle est de trouver une porte de sortie honorable pour l’armée française qui a perdu l’initiative des opérations. Il observe le terrain jusqu’en juillet : son plan est de rester sur la défensive au Nord-Viêtnam pour accélérer la pacification au Sud et confier de plus en plus de responsabilités aux troupes vietnamiennes. L’armée du viêtminh comprend un corps de bataille régulier de six divisions d’infanterie et d’une division lourde, sans compter les unités régionales ou territoriales. Le corps expéditionnaire français a l’avantage numérique mais n’est pas homogène et la qualité des troupes laisse à désirer, hormis une petite élite de parachutistes. Les Français manquent d’une réserve qui pourrait agir comme force de manœuvre : seuls quelques bataillons sont disponibles. En revanche, ils ont la supériorité pour l’artillerie et les moyens aériens.
Navarre s’attend à une nouvelle attaque viêtminh sur le delta du Tonkin. Mais Giap réoriente l’effort au Nord-Ouest, vers le Laos, dès le mois de novembre 1953, juste avant l’occupation de Diên Biên Phu. Il s’agit en particulier d’éliminer les maquis organisés par les Français et qui perturbent la logistique viêtminh. Côté français, le général Cogny, commandant les forces terrestres au Nord-Viêtnam, signale à Navarre, dès juin 1953, l’intérêt de faire de Diên Biên Phu une nouvelle base aéroterrestre, en abandonnant Na San devenue inutile depuis le siège de l’automne précédent. La décision ne fait pas l’unanimité et on s’inquiète en particulier de l’éloignement de Diên Biên Phu par rapport aux bases aériennes censées assurer le ravitaillement par air. Navarre tranche pourtant en faveur de l’opération : il s’agit aussi de protéger le Laos, pays allié dans le combat contre le Viêtminh.
Le 20 novembre 1953, l’opération Castor est lancée pour occuper le site. Le 6e BPC du lieutenant-colonel Bigeard saute en plein milieu d’une unité viêtminh : les combats sont durs et les paras français ne peuvent éliminer complètement l’adversaire, qui se replie. Bientôt trois autres bataillons paras arrivent sur place et on commence les retranchements. Diên Biên Phu est conçue, dès le départ, comme une base aéroterrestre à partir de laquelle les Français doivent rayonner, et non comme un camp retranché comme Na San : d’où les faiblesses de la défense. Le 7 décembre, le colonel De Castries prend la tête du nouveau Groupe opérationnel Nord-Ouest. À la veille de la bataille, huit points de résistance accueillent dix bataillons, pourvus d’artillerie et de quelques blindés. En février 1954 on considère la place comme imprenable. Mais quelques-uns ne sont pas du même avis : les conseillers américains qui ont combattu en Corée trouvent les défenses bien légères, les bataillons français sont en sous-effectifs, l’artillerie, en alvéoles à ciel ouvert, n’est pas bien protégée.
Dès décembre 1953, Giap fait converger ses divisions autour de Diên Biên Phu. Navarre, le sait et accepte le combat autour de la base. Dès la mi-décembre, cependant, les Français sont pris dans un étau qui se resserre : les sorties autour de Diên Biên Phu donnent lieu à de violents combats. Giap obtient une supériorité de trois contre un ; grâce à un immense effort logistique et l’emploi de 50 000 à 75 000 coolies, l’artillerie vietminh est hissée avec la DCA en particulier autour de la façade est de la base. Le Viêtminh veut lancer l’attaque dès le 25 janvier 1954, mais Giap prend, dit-il, la décision la plus difficile de sa vie, en reportant l’assaut : il manque en particuliers d’obus. Fin février, avec un soutien chinois de plus en plus massif, Giap accélère les préparatifs. Les bataillons français ont été usés depuis décembre, accusant plus de 1 000 pertes ; le 3e bataillon de la 13e DBLE, sur Béatrice, n’a plus que 450 hommes en ligne... L’artillerie viêtminh règle son tir dès le 11 mars en détruisant plusieurs appareils sur la piste ; les nouveaux canons antiaériens de 37 mm se dévoilent dès le 13 mars en abattant un appareil français. À 17h10, un terrible barrage d’artillerie tombe sur Béatrice, le point fortifié qui couvre la piste d’aviation. La position, mal organisée, est emportée, à minuit. Le lendemain, à 18h00, l’artillerie pilonne Gabrielle, autre colline importante qui protège le terrain d’aviation. Mieux organisée, la défense ne cède qu’au matin du 15 mars. La puissance de l’artillerie et de la cinquantaine de canons de DCA de 37 mm, qui vont asphyxier la piste et donc la base, a été complètement sous-estimée. De Castries a manqué l’occasion unique de contre-attaquer pour reprendre au plus vite Gabrielle, le 15 mars. Le lieutenant-colonel Pirot, commandant l’artillerie du camp, qui avait promis la destruction des canons vietminh, se suicide dans la nuit du 14 au 15 mars.
Le 16, les unités thaïes qui tiennent Anne-Marie commencent à se débander. La piste est inutilisable au bout d’une semaine et le ravitaillement doit se faire par parachutage. Giap a perdu plusieurs milliers d’hommes durant les premiers assauts et doit se réorganiser. Les Français vont profiter de ce moment de répit. Le 16 mars, le 6e BPC de Bigeard saute sur Diên Biên Phu et une dizaine de jours plus tard, le bataillon mène une opération contre la DCA à l’ouest de la base qui regonfle le moral de la troupe. Les paras deviennent l’âme de la résistance, autour de Langlais et Bigeard : les défenses sont un peu consolidées, et sur les collines, les aéroportés renforcent les autres catégories de défenseurs jugés moins solides. Dans la soirée du 30 au 31 mars commence la « bataille des cinq collines ». Le Viêtminh cherche à emporter les collines qui, à l’est, dominent le centre de la base. Il aurait sans doute pu, avec une meilleure coordination, aller jusqu’à la victoire finale. Surpris par ses premiers succès, Giap va en effet sans doute manquer le coche.
Les Dominique tombent, de même qu’Éliane 1 : seul le tir de canons de 105 à zéro sur Dominique 3 et celui de mitrailleuses quadruples de 12,7 mm empêchent les bo doi d’aller plus loin. En outre, Éliane 2, après de très violents combats, reste aux mains des Français. Ceux-ci contre-attaquent et reprennent Éliane 1 mais, faute d’effectifs, ne peuvent s’y maintenir. Le Viêtminh a trop groupé son infanterie qui souffre des tirs d’artillerie français ; en outre, le renseignement sur les positions ennemies a fait défaut, tout comme la coordination entre unités. Le 10 avril, une nouvelle contre-attaque permet de reprendre Éliane 1 qui est tenue jusqu’au 1er mai. Pendant ce temps, à Hanoï, la querelle entre Navarre et Cogny éclate au grand jour. L’hypothèse d’un soutien américain s’étiole pour des raisons politiques, et les projets de dégagement extérieur de la base, envisagés dès janvier 1954, sont mis en œuvre trop tardivement.
Après la bataille des cinq collines, il ne reste que 6 000 défenseurs, affaiblis par le nombre important de blessés et les déserteurs. L’offensive finale du Viêtminh commence le 1er mai, après l’ouverture de la conférence de Genève. Les Élianes et les Dominiques sont à nouveau assaillies, de même qu’Isabelle, le point de résistance le plus au sud. De Castries se résout à décréter un cessez-le-feu à 16h00 le 7 mai, qui entre en vigueur à 17h30. Les Français ont perdu plusieurs milliers de tués et de blessés et laissent 10 000 prisonniers entre les mains du Viêtminh, dont bien peu reviendront de captivité. Les pertes de Giap restent incertaines : peut-être une vingtaine de milliers d’hommes.
Diên Biên Phu représente une défaite psychologique qui clôt la guerre d’Indochine : le cessez-le-feu est signé à Genève le 21 juillet. Le général Navarre, qui quitte son poste après la bataille, est jugé responsable du désastre. La commission d’enquête de 1955 accable quant à elle le général Cogny. La responsabilité de Navarre dans le désastre reste une idée bien répandue. Les combattants n’ont pas démérité, estime Ivan Cadeau. Navarre a à la fois subi et saisi cette situation. De la même façon, il n’est sans doute pas responsable à lui seul du désastre : Cogny n’a pas suffisamment préparé la bataille (coordination air-sol par exemple) et De Castries ne l’a pas vraiment incarnée. La bataille de Diên Biên Phu s’inscrit dans un cycle historique de moyenne durée. Lui succédera la guerre d’Algérie. Ce n’est pas incidemment que la volonté française de se doter de l’arme nucléaire date de 1954 et a été prise par Pierre Mendés France auquel la classe politique française a délégué la responsabilité de solder ce triste épisode de la guerre d’Indochine.