Voici vingt ans que Galia Ackerman fréquente ceux qui sont la mémoire de Tchernobyl, après avoir écrit notamment Les Silences de Tchernobyl (Autrement, 2006) et Tchernobyl : retour sur un désastre (Gallimard, 2007) sur la plus grande catastrophe nucléaire survenue le 26 avril 1986. Celle-ci a émis un « nuage » radioactif, qui a fait le tour de la planète, et créée une zone contaminée de 200 000 km², majoritairement dans un rayon de quelques centaines de kilomètres autour de la centrale en Ukraine et en Russie.
La catastrophe a d’ailleurs joué un rôle dans l’écroulement de l’URSS, cinq ans et demi après. En effet, informé sur le tard de l’événement, sur lequel un embargo de quelques jours a été maintenu par les autorités soviétiques, Mikhaïl Gorbatchev a compris que les choses ne pouvaient plus continuer comme cela et qu’il fallait donner plus de liberté de parole et d’expression à la population, ouvrir les portes et les fenêtres de la forteresse soviétique.
Galia Ackermann, traductrice et journaliste d’origine russe, interroge les scientifiques, artistes, écrivains, ethnographes, et tous ceux qui sont restés comme ces vieux couples attachés à leur terre natale et leurs isbas brinquebalantes, désireux de mourir sur place, malgré l’interdiction de séjourner dans la zone d’exclusion qui entoure le « mausolée » dans lequel le cœur de la centrale irradiée a été confiné. Quelle vie après la catastrophe ? Traverser Tchernobyl compose un tableau unique et intime du désastre et de ses conséquences. Galia Ackerman décrit avec précision et minutie cette zone restée figée comme une vaste Pompéi soviétique. Mais aussi, en creux, de l’ex-URSS et de ce qu’elle est devenue.
Loin des images d’Épinal, l’auteure nous emmène dans des lieux inattendus : la plage ensoleillée du bord de la rivière Pripiat, où a été bâti un « chantier de choc du komsomol », une ville communiste modèle qui comptait 49 000 habitants, située à moins de 890 kilomètres de Kiev à vol d’oiseau. Elle nous promène dans les forêts habitées par une faune sauvage, qui a proliféré, sangliers, cerfs, loups. Le cimetière juif abandonné, qui témoigne du tragique passé, de la Shoah par balles, perpétrée sur les lieux, les Juifs ayant constitué au cours des siècles la communauté la plus importante de Tchernobyl. Les alentours du plus grand radar de détection de missiles intercontinentaux de toute l’URSS, dont le secret fut si longtemps jalousement gardé. Baptisé l’Arc, sa construction et son installation avaient coûté 7 milliards de roubles de l’époque (presque autant en dollars), soit le double de la centrale nucléaire ! Après une batterie de tests, il était prévu d’être mis en activité à l’été 1986… Il possédait un très puissant émetteur d’ondes courtes qui balayaient tout le territoire des États-Unis. Elle raconte le vieil homme heureux de sa pêche radioactive, les orphelins irradiés, les vrais et les faux héros de Tchernobyl. Un voyage sur une terre fantomatique. Dans le monde d’après. Comme Dostoïevski on revient de la maison des vivants et des morts. Elle s’en explique : « Ce livre est le récit de mes voyages et de mes rencontres à Tchernobyl et dans des régions contaminées. J’ai pris de nombreuses photos, sans jamais penser qu’elles pourraient un jour être publiées. Pour moi, ce n’étaient que des aide-mémoire. Aux côtés de celles que je me suis procurées au cours de mon travail, j’ai accepté la proposition de mes éditrices d’en publier quelques-unes sur Internet, et m’excuse d’avance de leur caractère amateur. J’espère qu’elles permettent de voir certains lieux et hommes avec mes yeux. Les voyages et les rencontres liés à Tchernobyl appartiennent aux moments les plus intenses de ma vie. Les partager est pour moi un devoir et une délivrance ».
Née en URSS, ayant émigré en Israël, avant de se fixer à Paris, au travers du drame de Tchernobyl, qu’elle a fait en partie sien, elle retrace son propre parcours et s’interroge sur le destin de l’homme, de la société, de ce que fut l’URSS, une utopie, sanglante, tombée en ruines. Son récit, mêlant témoignages et réflexion, est à la fois plus personnel et moins dramatique que La Supplication de Svetlana Alexievitch, il est à la fois grave et extrêmement vivant. Un vrai roman russe. Chez elle, on ne trouvera point de poésie des ruines, encore moins de nostalgie du soviétisme. Ses pérégrinations s’avèrent haletantes, sidérantes. Miraculeuse, son exhumation de la mémoire juive surgie comme un fantôme du passé dans un no man’s land. Uniques, les pages, plus métaphysiques, où elle dialogue avec certaines figures littéraires, scientifiques et artistiques. Un livre tissé d’humanité, de mots sensibles, de biographies bouleversantes. Au fil de ces pages qui se lisent comme un roman, le lecteur plonge dans un monde étrange, où tout paraît normal et rien ne l’est vraiment. Se mêlent astucieusement les descriptions et les témoignages avec les analyses sur les conséquences sanitaires, écologiques, économiques et culturelles du désastre. Au total, ce livre émouvant et littéraire, qui raconte l’âme et la mélancolie de cette région où vivent encore 10 000 salariés de la centrale et quelques centaines de personnes âgées apparaît une réflexion philosophique, culturelle et anthropologique !