Issu de la réunion annuelle du Forum des Académies militaires sur le thème de la guerre irrégulière, (Coëtquidan, 2009), ce recueil de 43 contributions, réunies en un temps record, couvre, en vérité, un spectre très large de questions, à la fois dans le temps et dans l’espace. Hervé Coutau-Bégarie, directeur de la revue Stratégie, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et directeur au cours de stratégie au CID, en a été la véritable cheville ouvrière. Il fait un point fort complet de la question dans sa lumineuse et copieuse préface.
Définir au préalable la guerre irrégulière en ne l’opposant qu’à la guerre régulière ne fait pas avancer la réflexion. En fait l’expression de « guerre régulière » n’est jamais utilisée dans la pratique, les historiens lui préférant celle de « guerre réglée » pour entendre qu’elle est régie par des lois qui sont de deux ordres, juridique et stratégique. Toute guerre ne respectant pas un de ces codes serait donc irrégulière. De manière plus précise on peut l’appréhender au moyen de deux traits : évitement du combat frontal, et échelle spatiale réduite. Mais si le premier est visible, peut-on appréhender avec sûreté le second. Tout n’apparaît que relatif et fluctuant.
Voyons donc ce que nous enseigne l’histoire qui a vu se succéder pas moins de 24 guerres ou séries de « guerres irrégulières ». Premier exemple, qui n’a rien perdu de sa pertinence est la guerre qui opposa les Grecs ou Rome aux barbares. Mais déjà les Perses eurent le même problème avec les Scythes d’Europe et d’Asie qui refusaient la bataille. On ne s’étonnera pas dans cette optique que Napoléon ait traité Alexandre Ier de « Scythe » ! Déjà chez Homère on trouve la guerre de razzia et à l’époque classique la guerre de « guérillas », dont les héros sont les peltastes (fantassins légers), fait concurrence à la bataille. Rome maîtrisa fort bien aussi l’art de la petite guerre, qu’elle mena le plus souvent au-delà du limes : guerre expéditionnaire, guerre d’embuscade, guerre sauvage. S’ajoutèrent à cette catégorie, pourrait-on dire officielle, toutes les guerres civiles, insurrectionnelles, d’esclaves ou de mercenaires. En Chine on parla de « guerre errante » (yougi jiangjun). D’ailleurs la guérilla a toujours été répandue en Extrême-Orient où les populations se sont spontanément dressées contre l’envahisseur le plus souvent nomade. Chez Byzance ce fut la guerre des vélites, guerres menées aux confins de l’empire.
Le Moyen Âge occidental vit la guerre guerréante ou guerroyante, celle de du Guesclin notamment, avec la répétition d’actions de portée limitée. L’Espagne médiévale vit proliférer les raids en territoire ennemi, c’est l’al-garra arabe, qui donnera l’algara espagnole, d’où l’algarade en français. On connaît bien les guerres paysannes sur tout le continent européen. L’Europe moderne inaugure une nouvelle forme de guerre irrégulière, celle des partisans ; issue de celle des partis, puis apparaît la petite guerre qui atteindra sa perfection au XVIIIe siècle, confiée à des troupes spécialisées, hussards et dragons. Pourtant la petite guerre est le complément de la grande guerre et elle est dûment patentée. Elle n’est donc pas régulière du point de vue juridique. Le maréchal de Saxe s’imposera comme le maître du genre. Plus tard ce sera la guerre des milices et, sur mer, la guerre de course qui connaîtra bien des variantes.
Avec la Révolution française naît la guérilla, mot espagnol, on le sait qui désigne la petite guerre. Cette guerre menée par des civils sans formation militaire, se répandra presque partout et sur tout le continent. Son premier exemple de grande ampleur fut la guerre de Vendée, la chouannerie en étant un modèle restreint. Les guerres napoléoniennes en Allemagne donneront naissance à la guerre nationale, qui aura pour un de ses plus brillants prometteurs, un jeune officier d’état-major prussien, Carl von Clausewitz. Carl Schmitt a révélé ce décalage, entre la théorie et la pratique. L’Espagne se soulève, mais ne donne aucun théoricien ; la Prusse produit des théoriciens (Scharnhorst, Clausewitz) mais pas de soulèvement.
Le XIXe siècle voit l’émergence d’un genre nouveau, la guerre d’insurrection ou insurrectionnelle, qui prendra le relais des révoltes de l’Ancien Régime. Les guerres coloniales, ibériques, indiennes ou coloniales verront de nombreuses guerres irrégulières. 1870 donnera naissance aux francs tireurs. La Seconde Guerre mondiale, aux maquis et à la résistance ; quant au monde contemporain, il verra l’apothéose de la guerre révolutionnaire, des guerres post coloniales.
Plus on approche du temps présent, plus les concepts se diversifient ou s’affinent : conflits de basse intensité (CBI), conflits asymétriques, guerres subversives, terrorismes contemporains, hyper terrorisme ? Un observateur non spécialisé aura donc tendance à penser que la guerre classique, nationale, réglée a quasiment disparu, ou n’est que fort peu répandue (Éthiopie-Érythrée) au profit de cette gamme fort diversifiée de guerres irrégulières. Or, celles-ci ont toutes un dénominateur commun résume Hervé Coutau-Bégarie. C’est le refus de la grande guerre, c’est le fait que la guerre irrégulière est le plus souvent une guerre totale, qu’il y a une quasi incompatibilité entre réguliers et irréguliers, et qu’il y a une plus grande part de politique dans les irrégulières. Ses deux dernières remarques s’appliquent parfaitement au conflit afghan. La supériorité tactique initiale des combattants irréguliers grâce à leur rusticité, leur connaissance du terrain, à leur mobilité, tant qu’ils se dérobent au combat en terrain découvert. Tout ceci exige un processus d’adaptation souvent long et laborieux, après beaucoup d’échecs et de tâtonnements, avant que l’armée régulière ne parvienne – c’est loin d’être la règle absolue – à la maturité tactique et stratégique nécessaire au prix d’une mutation profonde de ses structures. L’armée romaine l’a souvent fait, Hoche a su venir à bout des Vendéens, les Britanniques ont vaincu en Malaisie et au Kenya, l’armée française s’est plutôt bien sortie de la guerre d’Algérie d’un point de vue militaire.
Après ce tour d’horizon panoramique le lecteur peut à son gré et selon ses préférences pénétrer dans ce massif planté de tant d’essences diverses ? De la théorie des partisans de Carl Schmitt à la contre-guérilla à l’âge de l’info-guerre c’est une promenade réflexive de premier choix qui s’offre à sa lecture et méditation. Certainement, l’approche historique tend à prédominer (guerre irrégulière dans le monde grec antique, stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité, pacification de l’Afrique byzantine, guerre et guérilla dans le Haut Moyen Âge chinois, guerres irrégulières dans les principautés de Moldavie et de Valachie, guerre des partis, guerres religieuses, perte du Canada… Napoléon et la guerre irrégulière, guérilla…). Notre époque est abordée pleinement à partir de la guerre d’Indochine, dont on peut se demander au début comme guerre irrégulière, si elle n’est pas devenue à partir de 1953, une guerre régulière. Toutes ces guerres insurrectionnelles, on disait aussi de libération nationale (Vietnam, Algérie…) font l’objet d’approches diverses et complémentaires (rôle des supplétifs, contre-guérilla, détachements d’intervention héliportés qui n’ont rien perdu de leur actualité, appui aérien). Le domaine maritime, fait aussi l’objet de quelques études spécialisées que l’on eût aimé plus nombreuses tant il est vrai que les opérations sur mer sont encore moins connues que les terrestres ou aériennes. Certaines approches sont juridiques, d’autres plus ontologiques ou culturelles, certaines purement techniques ou tactiques. Un article se penche assez brièvement sur la question centrale, n’assiste-t-on pas à une révolution dans les affaires de guérilla, pour conclure de manière lapidaire, que les nouveaux guérilleros ressemblent finalement assez à leurs prédécesseurs. On le voit, ce thème des guerres irrégulières occupera la pensée stratégique et la conduite de la guerre pendant les décennies à venir. Cette contribution française, d’une vaste ampleur sera lue et abondamment complétée. Elle ne devrait pourtant qu’être le début d’une longue et indispensable réflexion.