Professeur honoraire de relations internationales à l’Université de Lausanne, auteur de plusieurs ouvrages portant sur l’histoire des idées et sur les relations internationales contemporaines, Pierre de Senarclens part du constat, unanimement partagé, que les idéologies qui avaient dominé la guerre froide, surtout celles de type marxiste, ont perdu de leur audience planétaire, laissant la voie libre à l’emprise de valeurs hétérogènes d’inspiration ethnique et religieuse.
Les principes rationalistes qui avaient inspiré la Charte des Nations unies et la légitimité des États modernes sont sur la défensive. Les passions identitaires, poursuit-il, prennent de plus en plus le pas sur la raison. Les sectarismes politico-religieux sont devenus une source inépuisable de guerres civiles, de terrorisme et parfois de génocides, terme souvent employé à tout propos comme s’il devait être brandi pour justifier les interventions extérieures. L’échec des États et la défaillance des institutions internationales sont partout en cause, mais on ne peut comprendre ces phénomènes sans passer par l’interprétation de leurs dimensions émotionnelles. À cette fin, on doit reconnaître l’apport de la psychosociologie d’inspiration psychanalytique. Est-ce pur hasard si cette violence est en œuvre dans tout le Grand Moyen-Orient, qui va de la Syrie jusqu’au Pakistan et certains pays de la Bande sahélo-sahélienne et le Nord-Est du Nigeria ?
Pierre de Senarclens examine ces divers ethno-nationalismes et ces fondamentalismes religieux tout en étant conscient que leur étude complète ne peut être le fait que d’une approche multidisciplinaire. Ce faisant, il demande beaucoup au spécialiste des relations internationales, qui doit déjà être aussi un spécialiste des sciences politiques, un juriste, un géographe, voilà qu’il doit devenir un psychosociologue. En effet il ne s’agit pas de constater l’échec du multilatéralisme, la marginalisation de l’ONU, les atteintes à la souveraineté nationale, mais de déterminer les circonstances spécifiques pour que l’ethnicité, dont il a analysé les multiples aspects, ou les croyances religieuses, dont il a décrit les multiples manifestations, soient politisées, pour qu’elles deviennent une source de polémiques et parfois de conflits armés, de violence, d’actes terroristes à la chaîne. On se souviendra de la fameuse phrase figurant dans l’ouvrage classique de Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1935). La France, pensait comme Voltaire, elle se mit à penser comme Rousseau : ce fut la Révolution.
Qu’est-ce qui a fait aujourd’hui qu’un groupe d’insurgés sunnites ayant lutté contre les Américains dans les années 2003, 2006-2007, s’étant détaché d’Al-Qaïda, soit devenu ce mouvement Daech, qui a déclaré la naissance d’un nouveau califat en juillet 2014. Il est sûr que les deux explications traditionnelles, le plus souvent avancées à savoir les fondements institutionnels et politiques d’une part, leurs déterminants économiques et sociaux d’autre part, ne sont plus opérants. Impliquer en dernière analyse la responsabilité de gouvernements qui s’avèrent incapables d’assurer leurs fonctions d’intégration sociale, d’instaurer et d’entretenir les assises d’un ordre politique stable, de créer des conditions d’un progrès économique et social, est certes approprié mais où cela nous mène-t-il ? Nous touchons ici une corde sensible car un parallèle, toutes proportions gardées, peut être dressé entre l’incapacité du Pakistan d’instaurer son autorité dans les zones tribales et celle des gouvernements européens pour instaurer la « loi et l’ordre » dans leurs Molenbeck respectifs. Les conflits qui en résultent là et les foyers terroristes ici, ont pour conséquence d’entretenir les conditions du sous-développement et de l’anarchie là-bas et les menaces terroristes chez nous. Selon la revue Foreign Policy, il y aurait un milliard d’individus vivant dans une soixantaine de pays fragiles.
C’est donc à un vaste panorama des instances internationales, une lecture attentive des guerres ethniques, aux failles de la gouvernance mondiale, aux aléas de la sécurité collective, aux avancées et aux retards de développement auquel procède l’auteur dans une analyse de haute volée qui mêle concepts, exemples concrets, chiffres-clés. Il se situe pourtant parfois à un niveau de généralité qui laisse le lecteur sur sa faim : « Il existe d’innombrables minorités ethniques, dont le destin n’est pas de fermer un nouvel État par la violence et qui pourraient bénéficier d’un élargissement de leur autonomie, notamment dans une structure de type fédéral ». A-t-il en vue la Catalogne, l’Écosse, ou le peuple kurde, sans parler de l’avenir fédéral que certains experts préconisent pour sortir la Syrie de l’enfer ?