En mai 1945, à Prague, le peuple insurgé, depuis le 5, mit fin à l’occupation allemande : la guerre arriva à son terme. La jeune Barbara, âgée de treize ans, fourra dans un sac à dos ses biens les plus précieux : une couverture de laine et un couteau de poche. C’est là tout ce que sa famille possédait encore, au moment de fuir vers l’ouest, le 8 mai 1945.
Comme des milliers d’autres Allemands de Bohême, ils sont expulsés de Tchécoslovaquie, qu’ils aient été ou non liés avec l’occupant. Beaucoup de nobles, comme sa famille, se considéraient pourtant non comme Allemands, ni comme Tchèques, bien que la plupart n’aient pas renié leur fidélité à la Tchécoslovaquie mais comme des Bohêmes de langue allemande, un patriotisme vieillot qui remontait à l’époque pré-nationaliste du XVIIIe siècle.
On sait qu’Hitler instaura, en mars 1939, le protectorat de Bohême et Moravie, or la langue tchèque ignore le nom propre de Bohême. Les Tchèques parlaient des Allemands, des Sudètes, sudetaci, quand ils faisaient allusion aux Allemands nationalistes de leur pays. Quand il s’agissait de citoyens germanophones, bons citoyens de la République tchèque, ils disaient nase Nemci nos Allemands. Tel est l’un des intérêts, parmi tant d’autres, de ce livre passionnant qui nous introduit dans ce monde englouti de l’Europe centrale, aux confins des Empires…
Dans ses mémoires, la grande journaliste et essayiste Barbara Coudenhove-Kalergi, correspondante de la radio-télévision autrichienne (ORF) en Europe de l’Est dès les années 1970, raconte le monde disparu de l’aristocratie de Bohême où elle est née. Elle appartient à cette famille illustre, dont un de ses oncles Richard, appelé Dicky, fonda en 1926 l’Union paneuropéenne. Son grand-père Heinrich, diplomate à la légation austro-hongroise à Tokyo, épousa une Japonaise, Mitsuko, qui fut la première à venir vivre en Europe. Ce même grand père, fut l’auteur d’un ouvrage remarqué Les racines de l’antisémitisme au moment où le maire de Vienne Karl Lueger en faisait profession.
Tout au long de sa vie, elle rencontra des êtres d’exception. Jeune fille au pair chez Evelyn Waugh, un des écrivains britanniques, les plus célèbres de son époque, elle a failli être l’assistante du maître de l’école de Francfort, Theodore W. Adorno. Elle travailla quelque temps auprès de Bruno Kreisky, chancelier autrichien, une des figures marquantes de l’Internationale socialiste qu’elle accompagna en 1974 dans sa tournée au Proche-Orient. Elle a couvert abondamment bien des événements marquants de la fin du XXe siècle du Printemps de Prague en 1968 à la chute du mur de Berlin, ce qui nous vaut des descriptions détaillées, vivantes. Avec la culture, la sensibilité et les connaissances des langues et des mentalités qui sont les siennes, ses témoignages sont ciselés. En quelques lignes, elle va à l’essentiel. Témoin des événements de 1968 en Europe, à Paris et à Berlin, elle décrit les amphithéâtres bondés et les discussions interminables. Les buts sont les mêmes, mais l’atmosphère est différente. Le mouvement français est plus léger et poétique « L’imagination au pouvoir », « Sous les pavés la plage ». Le mouvement allemand est plus sérieux et plus féroce. « Brisez ce qui vous brise », « Il n’y a plus de vie dans le faux ». Ne retrouve-t-on pas ces différences aujourd’hui dans le traitement des affaires européennes ? En 1980, elle est à Gdansk, interviewant Lech Walesa ; en 1989, elle interroge longuement Vaclav Havel. Cette catholique pratiquante raconte également sa rencontre avec son mari, Franz Marek, politicien communiste, qui a engagé plusieurs réformes dans le parti communiste suite au Printemps de Prague.
L’existence de Barbara Coudenhove-Kalergi a épousé les lignes brisées de l’histoire du continent européen, de la défaite de l’Allemagne nazie à la chute des régimes communistes en Europe. Elle en fait le récit avec une absence d’artifice, une pudeur qui crée l’émotion. Évoquant au final la fermeture des pays de l’Europe centrale et orientale aux migrants et réfugiés, elle se souvient de l’époque où elle le fut, arrivée dans un pays complètement démuni. Pourtant, on nous aida et on n’empêcha pas nos parents de se reconstruire une existence. On sent à ces paroles la distance qui nous sépare aujourd’hui de ces années d’espoir et de reconstruction de l’après-guerre, qui laissent filtrer une douce nostalgie, de cette époque. Mais une Coudenhove-Kalergi ne renonce jamais, elle a reçu une formation de professeur de langue allemande qu’elle enseigne aux nouveaux arrivants, sur ce contient d’espoir que reste notre Europe. Est-elle fidèle à sa promesse. Barbara y croit fermement, ses Mémoires sont un message de lucidité, et d’espoir.