L’histoire se construit souvent sur la base de mensonges ? On ne compte plus les faux célèbres comme la donation de Constantin, qui aurait fait cadeau de l’Empire à l’Église d’Occident, le faux testament de Pierre le Grand ou le Protocole des Sages de Sion (1901). Ce sont là quelques exemples les plus fameux de mystifications de grande ampleur. Dans le domaine de l’espionnage ou des actions clandestines, la dissimulation, seconde nature, se mesure souvent au carré, sinon plus. L’imposteur a d’autant plus de chance d’imposer son récit qu’il a pris la peine d’éliminer les témoins.
Les héros sincères sont-ils donc condamnés à la discrétion, voire au silence ? L’histoire de l’Orchestre rouge est la plus célèbre de toutes les affaires d’espionnage de la Seconde Guerre mondiale, sujet qui a donné lieu à d’innombrables livres et articles, à des films et des feuilletons télévisés.
Aidé par un bataillon de héros anonymes et abrité derrière des sociétés écran, son grand chef, Léopold Trepper, parvint à rassembler une masse d’informations nouvelles sur la machine de guerre nazie ! Et si Staline refusa de le croire lorsqu’il lui annonça, en juin 1941, l’imminence de l’invasion de l’URSS, Trepper rendit possible sa victoire lors de la bataille de Stalingrad. Voilà pour la légende. La vérité des faits est beaucoup moins séduisante. Ces vingt dernières années, Guillaume Bourgeois a visité l’essentiel des archives reliées à cette question. Il s’est livré à une patiente et totale déconstruction de ce monument de la guerre secrète. Après en avoir remis debout les pans, suivant les méthodes de l’historien, il a été frappé par le nombre de pistes très nouvelles qui s’ouvraient, par la quantité de personnages qui n’avaient jamais été identifiés, de témoins décisifs qui n’avaient jamais été interrogés. Il en ressort que presque tout ce que l’on a su sur cette affaire était imaginé. Le groupe dit de « l’Orchestre rouge », basé successivement à Bruxelles puis à Paris, n’a livré aucune information stratégique à l’Union soviétique. Son chef a commis des bévues telles qu’elles l’ont conduit à son rapide démantèlement. Léopold Trepper a livré aux Allemands ce qui restait de son réseau, condamnant à mort la presque totalité de ces hommes et femmes, juifs pour la plupart. Au point que le Sonderkommando faillit arrêter Jacques Duclos et décapiter la résistance communiste. Trepper a collaboré presque un an avec la Gestapo, dans un tel climat de confiance qu’elle lui a permis de s’évader.
Après avoir été condamné par les Soviétiques pour haute trahison et purgé une dizaine d’années d’emprisonnement, Léopold Trepper eut la chance de croiser Gilles Perrault à qui il affirma avoir berné les Allemands. Le « Grand Jeu » qu’il prétendit avoir joué aurait contraint Berlin à révéler d’essentiels secrets aux Soviétiques et à préserver les gens de son réseau. Cette légende a duré presque cinquante ans puisque le livre L’Orchestre rouge, sorti en 1967, continua sa carrière de best-seller, après avoir été traduit en une vingtaine de langues. Utilisant tous les subterfuges, Léopold Trepper imagina pour bâtir ladite légende une version suffisamment astucieuse des événements pour sembler crédible. Il réussit à berner, tour à tour, son biographe et tous ses interlocuteurs ultérieurs. Ceux qui avaient le plus de raisons de douter finirent par consentir à sa version. Pourquoi la société tout entière voulut-elle le croire ? Pourquoi fit-elle de son récit l’emblème de l’âpreté au combat et de l’esprit de sacrifice des résistants ? Comment le mythe des insolents succès de Trepper devint-elle une gigantesque supercherie. C’est que l’on veut croire aux héros vrais ou faux. Au-delà de sa relecture sans concession de quelques épisodes clés de la Seconde Guerre mondiale, l’auteur propose une réflexion sur la mémoire de cette épopée sanglante, qui ne laissa aucune place à ses véritables héros et glorifia l’imposteur. Il s’interroge sur la capacité de la société à se satisfaire d’une légende et à accepter naïvement le mensonge en tant que fragment d’histoire.