Dans son essai Les nouveaux dissidents, le philosophe Michel Eltchaninoff, spécialiste de Dostoïevski, auteur d’un remarqué Dans la tête de Poutine (Actes Sud, 2015) dresse une cartographie renouvelée de militants du monde entier qui prolongent le vieux modèle des années 1970 de la dissidence. Ce mot, d’origine religieuse désignant la résistance à la pensée dominante, avait été créé pour caractériser l’action de personnalités qui, en URSS et dans le camp socialiste, s’opposaient à leurs dirigeants totalitaires.
Soljenitsyne, Andreï Sakharov, ou Vladimir Boukovski ont marqué durant les décennies 1960 et 1980 deux générations d’intellectuels, dits « antitotalitaires ». Ils incarnaient un modèle de résistance douce et passive, mais largement subversive. Il y a quarante ans, on ne parlait que d’eux. Ils faisaient la une des journaux quand on les mettait en prison ou quand on les échangeait au milieu d’un pont à Berlin. Et puis le camp communiste a basculé. Ils ont presque totalement disparu de la scène, balayés par les peuples et les anciens apparatchiks reconvertis en démocrates.
Dès avant, mais surtout après 1989, la dissidence s’est étendue à d’autres régions du monde, avec l’apparition des dissidents cubains, chinois, birmans ou iraniens, nord-coréens même… Mais c’est surtout à partir du début des années 2000 qu’une nouvelle vague dissidente s’est déployée sur la surface de la planète : dans la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan, l’Iran de Khamenei, l’Inde de Modi, la Chine de Xi Jinping, pays qui mettent l’identité nationale et civilisationnelle au cœur de leur idéologie tout en réduisant les espaces de liberté. Contre ces pouvoirs, les nouveaux dissidents mobilisent leurs maigres ressources : les oubliés de l’histoire reviennent dans un jeu qu’ils cherchent à déstabiliser. Qu’ils vivent en régime dictatorial ou dans un État corrompu, ils créent ou redécouvrent des moyens d’expression originaux. Loin des faux dissidents de l’extrême-droite complotiste d’aujourd’hui, loin des lassitudes occidentales, ils décident de faire de leur vie quelque chose dont ils puissent être fiers. La révolte et l’indignation s’imposent depuis une dizaine d’années comme les motifs les plus intenses de l’action résistante dans l’espace politique mondialisé, constamment connecté. D’où l’expression du « tweeter terroriste ». Par l’occupation des places (de Tahrir à Maïdan), les manifestations de rue, les usages de la démocratie directe, les boycotts divers et variés, les séquestrations de patrons, les manifestes politiques, l’expression de nouvelles utopies libertaires, la défense de zones protégées de la cupidité des marchands et des destructeurs de l’environnement… ; les visages de la révolte contemporaine oscillent entre de multiples incarnations possibles.
Aux yeux de l’auteur la dissidence se caractérise par trois caractéristiques. Elle est tout d’abord profondément non violente. Refusant de s’opposer au pouvoir par les armes, le dissident ne fait pas exploser des trains et ne tue pas ses ennemis, à la différence du résistant, qui assume, lui, le principe de la lutte armée.
D’autre part, elle est par essence individualiste : le dissident n’aime pas se fondre dans des organisations, des groupements susceptibles d’aliéner sa liberté. Il ne se voit pas comme le rouage d’un mécanisme, comme un activiste ou un militant docile. « Son moteur est l’indignation » ou ce que les Grecs appellent le « thumos », et qu’ils localiseraient entre la tête et le ventre : un sentiment d’ardeur et de courage. L’indignation, à laquelle Stéphane Hessel a donné ses marques de noblesse, et la désobéissance civile, déjà inaugurée par le Mahatma Gandhi, au début du XXe siècle, à la lumière de la non-violence de Léon Tolstoï. « La démarche du dissident est d’abord éthique », précise l’auteur, et non politique d’où le fait que les dissidents n’aient pas accédé au pouvoir à l’exception de Vaclav Havel. Remarquons ici la difficulté de tracer des limites précises entre dissident et opposant politique. Michel Eltchaninoff considère que Nelson Mandela a été un dissident, ce qui ne paraît pas exact. Il a été dès l’origine un militant politique membre de l’ANC, un combattant de l’apartheid. L’auteur interview longuement Moustafa Djemilev, leader des Tatars, de Crimée, qu’il désigne comme le père spirituel de sa nation. Peut-on ici aussi parler de dissidence ? Il s’agit bien d’une opposition politique, collective.
Enfin, la dissidence est que son action est ouverte et transparente. Fort de sa légitimité, le dissident veut mettre publiquement en défaut le pouvoir qu’il combat et non le miner de l’intérieur. Les lanceurs d’alerte sont-ils des dissidents ? Ils s’en rapprochent beaucoup, par le type de leurs actions et leurs motivations éthiques et fondées sur la défense des libertés et de la transparence. Vaste problème que celui des lanceurs d’alerte dont on s’interroge encore s’ils doivent être protégés, dotés même d’un statut ou poursuivis par les « pouvoirs » ou « intérêts » qu’ils mettent en cause. En tout cas, certain de son droit, le dissident estime inutile de se cacher puisqu’il défend la société tout entière. Ni rebelle violent, ni activiste, ni combattant clandestin, le dissident déploie donc un geste plus rentré et plus feutré. Mais cette discrète intériorité est censée révéler, dans un geste d’ouverture, des horizons libérateurs à tous ceux qui sont prêts à entendre sa voix. À l’individualisme de sa posture, fait écho le concert de voix collectives qui se retrouvent en elle. Si donc la dissidence, comprise ainsi au sens large fut ainsi une résistance politique très marquée par le contexte idéologique des années 1970, elle n’a jamais vraiment cessé d’exister pour se réactiver aujourd’hui.
Parti à la rencontre de ces nouveaux dissidents, disséminés dans toutes les régions du monde (Mexique, Russie, Ukraine, Biélorussie, Tibet, Israël, Hong Kong, Iran…), Michel Eltchaninoff choisit la forme fragmentaire pour saisir un éthos commun plus encore qu’un profil type du dissident des années 2010. Ce qui l’intéresse ici, c’est de dévoiler un geste partagé en dépit des contextes, des histoires, des enjeux politiques diversifiés. Le dissident a pour lui la force de l’inventivité créatrice : « Il invente sans cesse de nouveaux moyens pour prendre au piège le Goliath qu’il brave ». Il crée des chansons, des poèmes, des tableaux, des happenings, des idées inouïes… Ce sont toutes ces formes d’intervention qui traversent le récit du philosophe voyageur, sensible à des voix courageuses et à des tempéraments trempés dans le bain de la résistance éthique. Telles celle de cette jeune Iranienne qui ne supporte pas de porter le voile, enregistre un clip sur un toit de la ville et danse nue en compagnie de garçons. Ou encore tous les dissidents biélorusses – les philosophes Olga Shparag, Ales Bialiatski, Natallia Vasilevitch, Anna Chistoserdova… – qui créent des revues ou des galeries d’art pour survivre à la dictature paternaliste de Loukachenko et tentent tous de revitaliser un espace public afin que les citoyens puissent s’exprimer. Ou encore cette Mexicaine Xitlali Miranda, directrice d’une association de familles de personnes disparues dans les montagnes du Guerrero. Ou encore une dissidente chinoise féministe, réfugiée à Hong Kong, Zeng Jinyan, ancienne compagne du dissident Hu Jia, prix Sakharov 2008. En Inde, où le successeur du Dalaï Lama, le 17e karmapa, s’est réfugié et tente de faire espérer le peuple tibétain en voie de disparition.
Réticents à l’idée d’exercer le pouvoir, ces nouveaux dissidents n’ont en tête que de bousculer les règles du débat public étouffé par des dirigeants pour lesquels la démocratie n’est qu’un mot. S’ils occupent la scène, c’est simplement « pour gâcher les mises en scène du pouvoir » souligne Eltchaninoff, par ailleurs conscient de l’étroitesse des marges de manœuvre des dissidents dont il a décrit le profil et le parcours. Si aucune transformation majeure n’a eu lieu dans ces pays visités, si rien de réconfortant ne semble se dessiner aujourd’hui, « un jour ou l’autre, ici et ailleurs, il va se passer quelque chose ». C’est peut-être aussi le prix du choix de la dissidence, par opposition à celui de la révolte : la patience qu’elle convoque chez ceux qui la revendiquent.