Est-ce l’effet d’une sorte de fascination morbide ? La tentation de faire revivre de l’intérieur un système nazi abordé en règle générale sous le seul angle de ses effets ? Non, on ne s’achemine tout de même pas vers un quelconque « retour des cendres », mais entre le Goncourt 2006 des Bienveillantes, le « Goering » de Kersaudy, les « derniers jours d’Hitler » de Fest… et des séries d’émissions télévisées, il faut reconnaître que le sujet est de ceux qui intriguent l’historien et le romancier d’aujourd’hui.
Le titre de l’ouvrage est en tout cas bien choisi. En effet, la société SS ne se résume pas à des bandes de fanatiques et le terme d’« empire » s’impose. La SS, bien sûr, c’est la police politique, le montage de coups tordus, l’encadrement des sinistres camps de concentration, les massacres perpétrés à l’Est par les Einsatzgruppen… Mais c’est aussi une idéologie raciste et élitiste imbue de géopolitique, un ésotérisme nourri de Siegfried, de Wagner et de Nietzsche ; une force guerrière redoutable de divisions Waffen SS militairement valeureuses autant que moralement détestables ; la tutelle de toute une gamme d’activités industrielles officielles ou frauduleuses ; un trésor fabuleux et de grands domaines… Tout un « Ordre noir » qui se prétend dépositaire de l’idéologie national-socialiste dans sa pureté et qui se tiendrait volontiers prêt à prendre les rênes et à assumer l’héritage le jour venu.
À la tête, secondé par son âme damnée Heydrich et par des condottières comme Skorzeny, un personnage dévoré d’ambitions et nullement désintéressé : Himmler. Et pourtant… Un aspect débonnaire et falot, une banalité décrite ainsi : « visage rondouillard barré d’une moustache rare, nez pointu chevauché par des lorgnons à verres épais… Une vague apparence d’intellectuel modeste ». Les guerres et les temps troublés révèlent ainsi des destins inattendus !
Édouard Calic décrit minutieusement (et fort longuement) les divers aspects de cette complexe machine qu’il côtoya d’abord en tant que correspondant de presse, puis dont il subit la férule à partir de son arrestation en 1942 et son internement au camp de Sachsenhausen. La position de l’auteur y est ambiguë : il connait certes les rigueurs de la détention et assiste à d’épouvantables cruautés mélangées à des plaisanteries de mauvais goût, comme ce sapin planté le soir de Noël et illuminé à côté de la potence, lieu des exécutions publiques. Mais il se révèle au courant de tout, détaille les effectifs, identifie les responsables, a ses entrées dans des locaux spécialisés, suit les activités particulières… Et semble parfois, prétendant disposer d’un « observatoire merveilleux », se conduire plus en témoin qu’en victime. Par ailleurs, si la forme est impeccable, l’exposé manque souvent de rigueur et passe volontiers du général au particulier. Les retours en arrière, les répétitions abondent et les quatorze chapitres se chevauchent quelque peu.
L’aspect indéniablement le plus original concerne l’évolution, de plus en plus nette, avec le retournement de situation. Le besoin de main d’œuvre pousse à utiliser la masse des déportés comme force de travail et à faire appel aux spécialistes rares, fussent-ils juifs ou communistes. Tout est bon (promesses fallacieuses à l’appui) dès qu’il s’agit de fabriquer de la fausse monnaie pour étrangler l’économie britannique ou de préparer les armes nouvelles qui permettront d’inverser le cours des évènements. Les camps deviennent alors « des forges et des entreprises de travaux publics ». Après les échecs, Stalingrad et surtout l’attentat du 20 juillet, les rivalités s’exacerbent entre les citadelles du régime : la SS contre l’Abwehr de Canaris, les aristocrates de la Wehrmacht, les gens de Goering et de Ribbentrop. Les grandes unités SS, peuplées d’allemands ou d’étrangers prolifèrent et deviennent une armée-bis.
Lorsqu’enfin l’échéance s’annonce dans le rougeoiement des bombardements alliés, les rats commencent à songer à quitter le navire. Les élucubrations moyen-orientales de naguère, l’idée d’un grand rassemblement des Aryens font place à des tractations en forme de planches de salut avec la Croix Rouge, le Vatican, les Suédois, les Suisses… On va jusqu’à des contacts avec l’Agence juive et des propositions d’échange : libération d’otages contre argent ou matériel ! Tandis que la foule immense des internés constitue un cheval de Troie qui va du sabotage systématique à la préparation d’une insurrection généralisée, l’espoir quelque peu naïf d’une paix séparée à l’Ouest s’effondre devant l’intransigeance des dirigeants anglo-saxons et l’impossibilité (pour le moment !) de les séparer des Soviétiques. Un scoop : Hitler lui-même aurait approuvé certaines de ces démarches, après avoir interdit la destruction de Paris ?
La fin évoque plus la pagaille qu’un champ des Nibelungen : le récit hallucinant de l’évacuation des camps, les intrigues de dernière heure, le rêve passager du réduit bavarois… L’Ordre noir débouche sur un désordre sanglant, tandis que le Reichsführer Himmler, ridiculement attifé de sous-vêtements britanniques, absorbe le cyanure fatal.
Le lecteur appliqué découvrira l’alternance de découragement et d’espoir vécue au cours d’un séjour de trois ans à Sachsenhausen.