Tous ceux qui se sont intéressés de près ou de loin à l'histoire récente du monde arabo-musulman et particulièrement du Machreq, et plus spécialement encore au Liban et à la Palestine, ont eu connaissance des travaux de Nadine Picaudou. Un certain nombre de ses amis, collègues et disciples ont, selon l'usage, décidé de lui offrir ce volume de " mélanges ".
Dans l'introduction, Pierre Vermeren (Paris I) et Philippe Pétriat (Paris I) retracent la carrière de leur collègue. Un parcours que l'on pourrait dire " sans faute " qui la conduisit d'un village du Quercy à une khâgne parisienne où elle vécut mai 68, puis à l'Ecole Normale Supérieure de Sèvres et à l'agrégation d'histoire, à Paris VII (où elle fut un temps chargée de cours) puis à l'Inalco, où elle enseigna de 1995 à 2006 en qualité de maître de conférences, avant d'être élue professeur à Paris I où, réticente devant les réformes en cours, elle mettra fin volontairement à sa carrière six ans plus tard. Encore ne faudrait-il pas omettre un séjour de plusieurs années à Beyrouth où elle fut chercheuse au CERMOC (Centre d'études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain), étape capitale dans son cheminement intellectuel, et son enseignement dans un lycée de la région parisienne. Parcours qui fut ponctué comme on s'en doute par un doctorat de 3e cycle et couronné par la soutenance d'une thèse d'Etat, (dirigée par Olivier Carré), l'un et l'autre consacrés au peuple palestinien.
Mais la retraite dans la région toulousaine n'a pas signifié l'inaction ni la fin de ses activités intellectuelles.
Tout au long de ces années passées en France et au Liban, les publications avaient succédé aux publications, toutes de grande qualité. Bornons nous à mentionner " Le mouvement national palestinien " (L'Harmattan 1989) " La déchirure libanaise " (Complexe 1989 et 1992) " La décennie qui ébranla le Moyen-Orient 1914-1923 " (Complexe 1992) " L'islam entre religion et idéologie " (Gallimard 2010). La liste des ouvrages qu'elle a dirigés, de ses articles et contributions, occuperait plusieurs pages. Elle n'est sans doute pas close, on peut l'espérer.
Neuf communications au total, regroupées en trois parties, la première traitant de la Palestine, la seconde de la scène libanaise et la troisième de l'islam dans ses rapports avec la modernité.
Henry Laurens consacre une dizaine de pages à la question palestinienne dans le contexte de la Guerre Froide. Il nous livre d'intéressantes réflexions sur la première guerre de Palestine, qui représente à ses yeux un cas unique dans l'histoire contemporaine du Proche-Orient. La Grande-Bretagne qui s'est mis à dos aussi bien les Israéliens que les Palestiniens, est la grande perdante et Israël devient un enjeu stratégique. La guerre de 1973 est analysée avec subtilité et l'auteur observe que le simple fait que la crise palestinienne ait préexisté à la Guerre froide et lui ait survécu, relativise l'importance de celle-ci.
Gérard D. Khoury nous fait découvrir un aspect méconnu de l'œuvre de Louis Massignon, celui de l'agent de renseignements. Considéré comme le plus grand islamologue et un des plus grands arabisants de son temps, Massignon avait rendu des services au gouvernement français dès avant la Grande Guerre, puisqu'il se trouvait en mission archéologique à Bagdad en 1908 au moment de la révolution Jeune-Turque, mais ce rôle devint capital quand il servit comme capitaine interprète à la disposition de la mission Sykes-Picot, ce qui lui valut d'entrer à Jérusalem, en décembre 1917, aux côtés du général Allenby et du colonel Lawrence. On lira avec intérêt des extraits des rapports de 1928 sur la situation de la Syrie sous mandat français. L'on arrive ensuite à la deuxième guerre mondiale et à des comptes rendus d'entretiens avec le muphti Amine el-Husayni et avec Hassan el-Banna. De beaux rapports malheureusement promis à dormir dans les cartons d'archives où Gérard Khoury les a retrouvés. Ceux qui savent ce que fut la lamentable politique arabe de la France ne peuvent que s'en désoler. Jacques Berque a rendu à Massignon un hommage mérité, insistant sur " son immense érudition, sur la ferveur de son engagement, la puissance de son indignation ".
Nadine Méouchy nous apporte de précieux éclairages sur le rôle des militaires et des moudjahidines dans la construction de l'Etat national syrien de 1919 à 1926. La Syrie du mandat était dotée d'un embryon d'armée (Troupes spéciales du Levant) sous commandement français. Une école militaire installée à Homs formait les cadres. Le congrès national syrien tenu à Damas en 1920 avait tracé les grandes lignes du futur Etat et dès qu'éclatèrent les troubles dans la région d'Alep, il y eut de nombreuses désertions tandis que des paysans volontaires (moudjahidines) grossissaient les rangs de la rébellion qui se propageait à l'ensemble du pays. Tel furent les débuts de la Révolution syrienne de 1927-1928.
Odile Moreau se préoccupe également des questions militaires et retrace la destinée de l'armée ottomane des premières réformes de la fin du XVIIIe siècle à la révolution Jeune- Turque de 1908. Elle nous donne un bon exposé des réformes introduites par les sultans ottomans à Istanbul, par Mehémet Ali en Egypte et par Mohammed Sadok et Khéreddine en Tunisie et rappelle que de nombreux officiers des jeunes Etats arabes étaient des produits de l'Ecole impériale de guerre d'Istanbul. Ce legs ottoman ne saurait être négligé.
Elisabeth Longuenesse s'intéresse à l'histoire des milieux d'affaires levantins et spécialement libanais. A Beyrouth la tradition mercantile des Phéniciens est restée vivace jusqu'à nos jours. Elle nous donne une étude très détaillée sur la profession d'expert-comptable en prenant pour exemple le cas de Fouad Sabah, représentant de la bourgeoisie d'affaires palestinienne et fondateur d'un cabinet à Haïfa en 1926. Epoux d'une Palestinienne (naturalisée libanaise) d'origine allemande, il transféra le siège de son affaire à Beyrouth en 1948 et acquit la nationalité libanaise. Le fondateur a disparu en 1982 après avoir créé des succursales (branches) dans plusieurs capitales arabes. Ses deux fils ont repris ses activités et le cabinet Fouad Saba, société comptable, est aujourd'hui une affaire très prospère, citée en exemple d'un transfert réussi.
Isabelle Rivoal a consacré son intervention à la condition des femmes libanaises et en particulier au comportement des femmes druzes. Elle a spécialement observé l'attitude d'un groupe de femmes pauvres, regardant une vidéo des obsèques d'un cheikh, le plus grand dignitaire de leur communauté, disparu en 2003. Par le visionnage de cette cérémonie, ces femmes de condition modeste, qui ne sont pas assurées du lendemain, remplissent le rôle traditionnel des femmes druzes qui est d'accompagner les défunts au cours du rituel funéraire.
Ahmad Beydoun s'est attaqué à un sujet ardu, l'étude des retombées du " Printemps arabe " sur la société libanaise. La complexité est grande. Ce pays n'était pas soumis à une dictature comme la Tunisie, la Libye ou l'Egypte. Le retentissement au pays du Cèdre de la révolution égyptienne et l'afflux de réfugiés qui représenteraient 30% de la population n'ont fait qu'y accentuer la crise institutionnelle et démontrer si besoin était que le système communautaire politico confessionnel est plus périmé que jamais.
La contribution d'Hamit Bozarslan (Le moment moderne de l'islam) soulève une question d'un grand intérêt, celle de la dette des traditionnalistes envers les réformistes. En quoi les salafistes d'aujourd'hui sont-ils redevables aux réformistes du XIXe siècle ? Bozarslan commence par analyser la période des Tanzimât (1839-1976) qu'il juge caractérisée par un éclectisme mêlant occidentalisme, islamité et turcité (touranisme). Entre le réformisme inauguré par le Hatti-Humayun de Gul-Hani (1839). Il insiste sur le rôle de l'intelligentsia turque et notamment sur celui de Cevdet Pacha (1822-1895) qui avait bien vu qu'on ne peut comprendre le monde musulman du présent comme du passé en faisant abstraction de l'histoire européenne. L'islamisme serait, selon Sehbenderzade Ahmed (1869-1914), l'œuvre d'intellectuels occidentalisés qui attendent et espèrent, une revanche de l'islam sur le monde occidental. Et il termine sur le paradoxe que représente l'œuvre de Mustafa Kemal qui a mené une guerre d'indépendance au nom d'un khalifat qu'il a détruit pour créer une Turquie nouvelle, prétendument laïque mais plus islamisée qu'elle n'avait jamais été.
Pascal Ménoret traite d'une institution originale et méconnue, celle des centres d'été en Arabie Saoudite. Au cours de patientes et difficiles recherches de terrain, il a eu l'occasion d'en visiter plusieurs dans la banlieue de Riad. Ces centres ont pour but d'accueillir pendant six semaines (de la mi-juin à la fin juillet) et d'encadrer une jeunesse souvent désœuvrée et potentiellement dangereuse puisque tentée de se livrer à diverses formes de délinquance : alcoolisme, tabagisme, prostitution (masculine). Ils ont à l'origine été créés à l'initiative de Frères musulmans réfugiés d'Egypte et sont placés en principe sous le contrôle de l'administration du royaume qui, dans la pratique, ne les contrôlait guère du moins jusqu'à une époque récente. Généralement mal tenus, ces établissements jouent cependant un certain rôle de socialisation des élèves en difficulté mais ils se sont souvent mués en centres de politisation et d'endoctrinement au profit des formations extrémistes religieuses. Certains anciens stagiaires ayant été impliqués dans les attentats commis en 2003, le contrôle étatique s'est renforcé et les visites d'inspecteurs de l'Education et d'agents du ministère de l'Intérieur sont devenues plus fréquentes tandis que les centres prenaient en 2005 l'appellation de " foyers d'été ". Mais les intéressantes recherches de Pascal Ménoret ont été brusquement interrompues après qu'il eût, bien involontairement, enfreint un tabou en mettant indirectement en cause certain dignitaire du Royaume. La femme de César.