Thierry Wolton, journaliste et essayiste, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages portant principalement sur le monde communiste, dont bon nombre ont été publiés à l’époque de la guerre froide et sont donc imprégnés d’« anticommunisme ». Voici qu’il vient de livrer la première histoire complète de la plus grande aventure politique du XXe siècle : celle qui a porté les plus folles espérances et qui a conduit à la plus terrible catastrophe humaine de tous les temps, par sa durée et son ampleur. Le total de ses victimes a pu être évalué entre 65 et 85 millions [1].
Curieusement, alors qu’il se réfère à Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution (1856), une des analyses les plus pertinentes des causes des révolutions, il ne se penche pas sur le sens du mot communisme, se bornant à rappeler son apparition sous la forme qu’on lui a connue dans Le Manifeste communiste de 1848. Or, l’emploi de l’adjectif communiste est attesté dès 1706 désignant celui « qui a le souci du bien commun ». Ce sens originel, n’explique-t-il pas, un peu, la grande attraction qu’a exercée par la suite la doctrine communiste ? La signification idéologique « partisan de la communauté des biens » est apparue chez un correspondant de Restif, d’Hupay de Fuveau en 1785. Babeuf, en 1793, employa le terme de communautiste (et égaux). Le mot communisme, lui, est apparu isolément en 1794 en allemand Kommunismus (Riedel) avant de connaître la postérité que l’on sait, ayant été popularisé par le Banquet communiste de Belleville de 1840.
De nos jours certains Russes, ayant résolument tourné le dos à cette religion séculaire que leurs pères avaient commencé par vénérer, n’imputent-ils pas à la France de le leur avoir inculquée ? Ainsi, d’octobre 1917 à la Révolution culturelle chinoise de 1966, de la collectivisation des campagnes à l’industrialisation menée à marche forcée, à compter des années 1930, de la pénurie généralisée à la culture bâillonnée, de l’enfermement des peuples aux camps de concentration, tous les aspects de la réalité communiste, de son vécu sont ici racontés, analysés, mis en perspective. Le communisme a régné sur vingt-six pays répartis sur trois continents (Europe, Asie et Amérique latine avec Cuba), car il est difficile de ranger le Zimbabwe, parmi les pays communistes, comme le fait l’auteur ; légère exagération qu’il aurait pu éviter. La doctrine marxiste-léniniste, avec ses variantes locales (maoïsme, castrisme, titisme) a régi la vie de plus d’un tiers de l’humanité, elle a occupé la plupart des esprits pendant des décennies, aux quatre coins du monde. Est-ce parce qu’il a centré son attention sur l’URSS, le KGB, les « compagnons de route », que l’auteur consacre à peu près 90 % de son ouvrage à celle-ci, accordant une place plus réduite au communisme tropical cubain, aux « abîmes » du maoïsme ou à l’épure khmère rouge ?
Comment expliquer ce succès et cette foudroyante expansion, à quoi correspondent-ils, de quelle manière le communisme a-t-il triomphé, pourquoi a-t-il partout échoué, pour quelles raisons tant de vies humaines ont-elles été sacrifiées en son nom ? Seule une histoire mondiale de cette épopée permet de répondre à ces questions, de comprendre à la fois ce siècle communiste et l’héritage qu’il nous a laissé. La tragédie humaine, « le passé d’une illusion » analysé par François Furet (1995), à laquelle est associée l’histoire du communisme est-elle la conséquence de circonstances malheureuses ou d’une politique délibérée ? Ce débat, récurrent depuis l’apparition du premier régime communiste en Russie, ne peut être tranché que si l’on prend en considération la dimension mondiale du système. Quelles que soient la géographie, l’histoire et la culture des pays où le communisme a triomphé, les mêmes méthodes ont abouti à peu près aux mêmes résultats, même si certains pays aux fortes traditions chrétiennes comme la Pologne ou nationales comme la Hongrie, en ont atténué bien des effets, alors qu’à l’opposé le « despotisme oriental » les a accentués (Chine de Mao, Corée du Nord de Kim Il-Sung). Certes, les circonstances qui ont scellé le sort des peuples concernés présentaient de grandes similitudes (fortes inégalités, coupure entre le sommet et la base, guerres étrangères et/ou civiles, crise économique sévère…), mais rien n’aurait été possible sans l’existence d’un parti constitué de révolutionnaires professionnels, fermement décidés à saisir le pouvoir, ces moines-soldats animés par la foi inébranlable qu’il était le seul garant du bonheur des masses, leur promettant un avenir radieux tout en se substituant à elles. Ce fut le slogan de Lénine dès son retour à Petrograd le 3 avril 1917 : « Terre, paix et liberté ».
Puis ce fut l’application d’une politique identique, parti unique, police secrète, armée populaire, propriété collective des moyens de production, planification autoritaire, lutte implacable contre les « ennemis de classe » et « rééducation par le travail » dans le Goulag, quelles que soient les particularités nationales. Rien ne ressemble davantage à une victime russe qu’une victime chinoise, cubaine, coréenne ou roumaine… La guerre civile permanente que les régimes communistes ont menée contre leur population, pour imposer leur dogme, explique l’hécatombe sans précédent qui en a résulté. C’est en toute conscience que des dizaines de millions d’êtres humains ont été enfermés, torturés, déportés, affamés. L’histoire mondiale du communisme, vue du côté des victimes, montre à quel point les utopistes parvenus au pouvoir n’ont pas plus cherché à en finir avec les inégalités qu’à construire la société idéale promise : c’est à l’humanité de l’homme qu’ils s’en sont pris.
L’histoire du communisme, dans son aspect mondial, permet de constater, indique l’auteur, que l’application du marxisme-léninisme a connu deux phases distinctes : un totalitarisme de haute intensité suivi d’un totalitarisme de basse intensité. La première phase consista à effrayer la société pour la tétaniser, à casser les relations entre les individus, à détruire les êtres eux-mêmes pour les domestiquer. Dans cette phase, les pouvoirs ont mené une guerre civile contre leur peuple. Ce fut l’époque des procès, des exécutions, du Goulag, des famines exterminatrices. En URSS, cette phase a duré à peu près de 1927 à 1952 peu avant la mort de Staline (6 mars 1953) ou en Chine jusqu’à la fin de la Révolution culturelle au début des années 1970. La seconde phase s’est amorcée une fois les règles de soumission intégrées, acquises par la population. Le totalitarisme de basse intensité qui a suivi, moins contraignant (la terreur n’était plus nécessaire), a permis aux individus disciplinés de vivre « normalement » à condition de n’enfreindre aucune règle, de rester entièrement soumis au pouvoir. La résignation requise pour survivre sous de tels régimes ne signifie pas qu’ils aient été acceptés comme en témoignent les diverses formes de résistance populaire que les pays communistes ont connues avec les grèves souvent réprimées dans le sang. Le totalitarisme « pur » n’a jamais existé en réalité, il s’est agi d’un absolu que les PC au pouvoir ont tenté d’atteindre sans y parvenir tout à fait, en raison justement des résistances rencontrées. L’homme a été plus fort que le système, c’est l’une des leçons d’optimisme que l’on peut tirer de cette longue et dramatique histoire.
Quels que soient les partis pris idéologiques, voire militants de l’auteur, ces prises de positions parfois tranchées (« le nazisme a accompli son œuvre, le communisme a échoué »), comme ses oublis (s’agissant par exemple de l’action du PC pendant l’Occupation), ce qu’il convient surtout de retenir et de saluer ici, c’est la valeur documentaire et l’exhaustivité de son énorme travail. Tout au long de ses développements serrés, Thierry Wolton fournit une série de citations des acteurs, témoins ou victimes, des extraits de documents « historiques » comme le texte quasi complet du testament de Lénine (25 décembre 1922), les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste que Léon Blum rejeta au Congrès de Tours de 1920 qui marqua la naissance du PCF, les ordres lançant les différentes opérations de répression. Ces documents ne se bornent pas à la seule politique interne car on y trouve les fameux Pactes germano-soviétiques et leurs protocoles secrets (23 août et 28 septembre 1939), des témoignages sur les conférences de Yalta et de Potsdam, comme plus tard le « Rapport secret de Khrouchtchev sur le culte de personnalité » lu en séance nocturne lors du XXe Congrès du PCUS de février 1956. Et tant d’autres documents, témoignages, jugements. Il nous est évidemment impossible dans le cadre de cette recension de relever tous les aspects de cette somme. Ajoutons cependant, qu’en traitant de l’invasion de l’Afghanistan du 25 décembre 1979 (opération Bourrasque 333), épisode qui n’a pas peu contribué à la chute de l’URSS, il est indiqué parmi toutes les causes qui ont poussé Moscou à se lancer, largement contre son gré, dans cette opération, figurait la volonté d’éviter, après l’instauration de la République islamique à Téhéran, la contagion islamique en Asie centrale et dans le Caucase du Sud.
Dans quelle mesure une telle somme, au-delà du fait qu’elle nous apprend d’où nous venons et peut-être où nous allons, nous permettra-t-elle d’éviter la répétition de telles catastrophes collectives ? Quelles leçons en tirer au vu des aveuglants événements actuels ou de la nouvelle barbarie de Daech ? Il semble difficile de répondre à ces questions qui nous assaillent. Pourquoi le communisme persiste-t-il, pourtant même sous une forme édulcorée à peu près qu’en Asie ? Pour Thierry Wolton, le sort de ces régimes communistes qui règnent sur le cinquième de l’humanité est à terme scellé, bien qu’il admette que leur symbiose avec la tradition culturelle confucéenne (leader, pour père, parti-État assimilé à une grande famille, soumissions des fils aux éducateurs…) explique pourquoi ils ont réussi à surmonter la chute du système en Europe. En tout cas à un an du centenaire de la Révolution d’octobre, qui ne fut en réalité qu’un coup d’État, essayer de mieux connaître notre histoire commune, celle de notre sanglant XXe siècle, permettra peut-être de mieux nous entendre, sinon de coopérer et de ne plus s’en tenir à cette summa divisio du « Eux et Nous ». Mais il n’est pas interdit de porter son regard bien au-delà de l’horizon actuel en revenant au sens original du mot communiste, dont nous avons parlé ci-dessus : partisan du bien commun. Personne ne niera que l’expérience communiste, telle fut l’expression qu’employa Mikhaïl Gorbatchev, fut l’épisode le plus sanglant qu’ait connu l’humanité et qu’elle doit être sévèrement condamnée. Les communistes furent des « saccageurs de vie » dit une dissidente. Mais par une curieuse ironie de l’histoire, la communauté internationale a redécouvert peu à peu cette notion de « bien commun » et lui a donné une forme juridique. Ce fut la Haute mer, domaine qui couvre 50 % de la surface du globe et à propos de laquelle des négociations viennent de s’ouvrir à New York. Ce fut plus tard le climat, que l’ensemble des États et bien d’autres acteurs internationaux considèrent comme un « bien commun » qu’il convient de préserver. Ainsi, de proche en proche, le domaine des Global Commons s’élargit (Justice pénale internationale, santé, biodiversité…), même s’il ne s’agit que de premières tentatives parfois timides ou incomplètes.
[1] Source : Le Livre noir du communisme qui chiffre à 15 millions les victimes en URSS mais fournit une fourchette très large pour la Chine (40 à 72 millions) et 1,3 à 2,3 millions celles des Khmers rouges.