L’émergence des États au sortir du Moyen Âge a progressivement conduit à une réduction des violences privées. Le tournant civilisationnel qui s’est traduit jusque-là par un refoulement de la pulsion de mort qui a pris la forme d’un monopole de l’État sur les guerres et d’une pacification diplomatique, semble de nos jours enrayé. Cela tient à l’affaiblissement des acteurs étatiques, discrédités et contestés parce qu’ils ne sont plus en mesure d’intervenir comme instances légitimes de régulation et de protection.
Avec la mondialisation des violences non-étatiques et des divers communautarismes, les sociétés doivent faire face à la brutalisation du monde qui se caractérise notamment par des affrontements identitaires, une destruction du lien social et un affaiblissement des solidarités. Thérèse Delpech, aujourd’hui disparue, parlait d’ensauvagement. Freud, écrit dans Totem et tabou, « les choses s’effacent devant leurs représentations » et la perception, que l’on peut comparer à un mécanisme de défense psychique permettant à chacun d’éviter culpabilité et remise en cause internes, prend le pas sur la réalité. La réalité devient fabriquée, et son ennemi le devient aussi. Ces mécanismes, qui relèvent à la fois de choix individuels et qui sont une traduction collective et sociale, deviennent des enjeux transversaux pour la compréhension de la genèse – voire de la sociogenèse – des conflits.
Dans la deuxième édition de son ouvrage, Josepha Laroche, professeur de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice de Chaos International mobilise les ressources et les concepts de la psychanalyse, de l’histoire et de la sociologie. Elle introduit de la « pensée complexe », transdisciplinaire, et pose un cadre original d’analyse des reconfigurations sociopolitiques à l’œuvre dans le monde contemporain. Ce croisement des disciplines est non seulement original mais se révèle pertinent. La première partie de l’ouvrage est consacrée au « refoulement de la pulsion de mort », tandis que la deuxième traite du « retour du refoulé ». L’auteure souligne qu’on ne peut opposer individu et société. Comme l’a en effet écrit Norbert Elias dans Une politique de civilisation, « la société n’est pas simplement un objet face aux individus ; elle est ce que chaque individu désigne lorsqu’il dit nous ». Si la fin de la guerre froide a vu diminuer le nombre global de conflits, d’autres, interétatiques ou interétatiques ont émergé, mettant en lumière l’action déterminante de nombreux groupes non étatiques infra et transnationaux. Ce processus s’est accentué ces dernières années en raison de la crise financière globale. L’idée d’État-nation sécularisée qui s’était imposée avec les traités de Westphalie en 1648 perd peu à peu son périmètre d’influence au profit de groupes communautaires qui lui reconnaissent de moins en moins d’autorité et de légitimité. La diplomatie, monopole des États, et la judiciarisation des relations internationales, dont la création de la Cour pénale internationale est un exemple, avaient ainsi permis jusque-là un refoulement de la pulsion de mort, c’est-à-dire la prééminence du principe de réalité sur le principe de plaisir. Le monopole de l’État à exercer la violence physique légitime, comme l’a théorisé Max Weber, relevait de fait d’un processus civilisationnel, et sa mise à mal actuelle s’accompagne désormais d’une « brutalisation du monde ». Pour Josepha Laroche, « avec la mondialisation des violences non étatiques et des communautarismes, les sociétés doivent faire face à la brutalisation du monde – affrontements identitaires, destruction du lien social et des solidarités, exclusion de la communauté nationale d’individus lentement réifiés avant d’être socialement néantisés ».
La dimension historique et l’évolution de nos sociétés face au contrôle exercé sur les processus de violences sont étudiées dans une perspective de « temps long », chère à Fernand Braudel et qui, tout en relativisant l’écume des micro-(r)évolutions, illustre avec acuité les vrais temps de rupture. On peut discuter pour savoir s’il s’agit plus d’une rupture ou d’un glissement, mais Josepha Laroche s’engage pour nommer ce qu’elle appelle un processus de « décivilisations ». Elle rend l’argumentation crédible, en s’appuyant à la fois sur les construits théoriques de Pierre Bourdieu ou René Girard, mais aussi sur des réalités tangibles comme l’action terroriste et la menace qu’elle fait peser sur les États de droit, en les poussant soit à sur-réagir (avec le danger de « compromettre leur identité institutionnelle ») soit sous-réagir (affaiblissant alors leur légitimité). Dans une période socialement et économiquement tendue, où la place centrale de l’État dans la société est ouvertement discutée, ce livre « désenchanté » recèle de nombreuses pistes à méditer.