La complexité géographique et humaine du Caucase, du fait de la superposition de peuples, de langues et d’intérêts divergents, est proverbiale. L’analyse géopolitique de la région peut, dès lors, prendre plusieurs angles d’attaque allant de l’économie aux enjeux sécuritaires, en passant par le jeu des grandes puissances. Si l’on se tourne vers les questions énergétiques, on lira avec intérêt l’ouvrage de Samuel Lussac qui articule avec talent les différentes facettes du problème dans une perspective européenne.
Après un chapitre de cadrage nécessaire revenant sur les conflits régionaux, l’évolution des régimes politiques et des invariants géographiques, l’auteur concentre son attention sur le rôle du géant British Petroleum. En effet, la compagnie britannique va « s’imposer comme l’acteur économique régional majeur, jouant un rôle tant dans la vie politique azerbaïdjanaise que dans la coopération régionale entre l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie » (p. 25). Sa stratégie a consisté à se présenter comme un acteur responsable, sensibilisant par exemple les personnels chargés de la protection des infrastructures énergétiques au respect des droits de l’homme et à la promotion de l’état de droit. Toutefois, c’est surtout dans la régulation des affaires énergétiques que BP exerce son influence en sachant utiliser à dessein la Charte de l’énergie pour s’affirmer comme un acteur régional central, encourageant la coopération à divers niveaux dans le Caucase du Sud. Ces développements sont replacés dans un contexte plus large, qui a vu l’émergence d’un carrefour énergétique Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie, notamment sous l’impulsion des États-Unis. La problématique régionale s’est ainsi transformée, puisque le Caucase du Sud n’est plus seulement une région productrice, elle est aussi une voie de transit convoitée tant pour le pétrole que pour le gaz.
L’auteur s’intéresse ensuite à la diversification des approvisionnements énergétique de l’Union européenne. D’abord marginale, la place occupée par le Caucase du Sud dans l’esprit des dirigeants européens est allée crescendo, notamment du fait des programmes Inogate et Traceca remontant aux années 90. À partir de 2004, les institutions européennes mettent en place d’autres actions (création du poste de Haut représentant pour le Caucase du Sud, inclusion dans la politique européenne de voisinage, synergie de la mer Noire…), prévoyant notamment la coopération en matière énergétique. La principale ambition dans ce domaine réside dans l’intégration graduelle des marchés énergétiques locaux et du marché énergétique européen. Cependant, l’exportation de la norme énergétique européenne se trouve confrontée à un scepticisme des pays producteurs, qui souhaitent fonder leurs relations avec l’UE non en fonction des directives européennes, mais des prix du gaz (p. 72). Vient ensuite le débat central pour la politique énergétique extérieure de l’UE, celui de la diversification énergétique. Répond-elle à une nécessité économique ou relève-t-elle plutôt d’un choix politique ? Samuel Lussac montre à cet égard toute la difficulté de constituer une politique européenne en la matière, tant du fait de l’utilisation de l’énergie comme arme économique par les pays producteurs que par ceux de transit. L’inquiétude vis-à-vis de Moscou s’est ainsi considérablement renforcée, quand bien même la relation avec certains pays de l’UE remonte à plusieurs décennies. Les inquiétudes et les calculs des différents acteurs sont bien analysés dans le cadre des projets Nabucco et South Stream : ces deux voies d’acheminement sont très politisées, le second étant considéré comme une réponse russe au premier projet dont la rationalité consiste en un mot à importer en Europe le gaz du Caucase du Sud. Une grande incertitude demeure encore aujourd’hui quant à la réalisation de ces projets (victoire de l’un sur l’autre, disparition des deux voire fusion), ce dont le livre rend bien compte.
Enfin, l’auteur s’interroge sur l’émergence d’une nouvelle politique européenne dans la région. L’effacement de l’Arménie, la marginalisation de la Russie et de l’Iran, le rôle grandissant des États-Unis et des États-membres de l’UE sont détaillés avec précision. À travers la création du Partenariat oriental (2009) et de l’objectif de créer un « corridor sud », l’auteur voit avec un certain optimisme une affirmation européenne dans la région, misant sur un « moment politique favorable » (p. 145). Cet optimisme est toutefois raisonné, puisque la présence de la Chine et de l’Inde illustre bien le fait que la concurrence pour les ressources n’est pas euro-russe, mais en réalité dorénavant beaucoup plus large. En raison de sa date de publication (novembre 2009), le livre n’a pu inclure dans ses développements l’influence qu’a pu avoir l’émergence du gaz non-conventionnel qui pourrait, in fine, diminuer le rôle géopolitique du Caucase du Sud en matière d’approvisionnement en hydrocarbures, réduisant un peu la rareté des ressources.
Au final, on retiendra de l’ouvrage la richesse et la précision de ses informations, la subtilité dans l’utilisation des différents niveaux d’analyse ainsi que la compréhension du jeu des acteurs et de leurs perspectives. On pourra peut-être regretter l’absence de définition claire du concept de sécurité énergétique : l’auteur s’attarde sur la question des approvisionnements, mais prend peu en compte les dimensions internes de la sécurité énergétique européenne (création de réserves stratégiques, interconnexions, etc.) ou les conceptions de la sécurité énergétique des différents acteurs. Toutefois, cela ne retire rien à la cohérence de l’ouvrage qui, grâce à la présence judicieuse de plusieurs cartes, rend intelligibles des enjeux d’une actualité brûlante et d’une complexité certaine.