Au milieu du siècle dernier, L. H. Parias avait rassemblé de multiples spécialistes pour une « Histoire universelle des explorations » qui donnait la somme des découvertes d’un monde désormais fini. Avec cette nouvelle « Histoire universelle de la navigation », l’amiral Bellec rassemble à lui seul la somme de ses retours d’expérience, assise sur l’érudition encyclopédique que lui apportent les résultats d’une école française d’histoire maritime, animée en son temps par Michel Mollat du Jourdin, aussi bien que la masse documentaire que fournissent les auteurs Portugais et Anglo-Saxons, entre autres, du dernier demi-siècle ; ainsi peut être rénovée l’ancienne approche du commandant Marguet, dans sa propre « Histoire générale de la navigation ».
S’il est vrai que « l’histoire occidentale de la mer est une démonstration collective du génie de l’Europe, multiple, créative et concordante » (p. 14), au moins depuis le XVe siècle, et les découvertes qui font entrer, par le partage de la connaissance, les rivages du monde dans le champ de l’universel, il reste qu’ici l’Europe est loin d’être seule en cause. La perspective est universelle. Car le ciel des Vikings n’est pas celui du Pacifique ou de l’Océan Indien des Arabes et si les Européens finissent par y pénétrer ou s’en pénétrer, il convient de comprendre sur les millénaires qui parfois précèdent, les approches des différents systèmes de navigation, indépendants les uns des autres et pour cause, du Pacifique sud à l’Atlantique nord, en passant par les mers de Chine et de l’Inde.
Un seul auteur, pour une somme dont nous n’avons encore que le 1er volume, sous- titré « les découvreurs d’étoiles » ? Oui, mais un auteur à même d’embrasser la matière, par quarante ans d’expérience de la mer, prolongée par ses études et méditations, par sa palette de talents multiples : F. Bellec est à la fois un marin, un artiste, un savant, un explorateur, un organisateur, un académicien. Il a navigué sur les mers du globe, passant du point au sextant - et du sens marin toujours nécessaire pour la navigation - au système GPS actuel. Il a exploré le site du naufrage de La Pérouse. Artiste, il est peintre de la marine, romancier aussi et témoigne d’un sens poétique développé avec la réalisation d’un tel ouvrage. Officier de la marine nationale, il est muséologue, a dirigé le Musée de la Marine du Trocadéro. Savant, auteur de travaux de référence, il est membre de l’Académie de Marine et des sciences d’outre-mer. Sans doute n’en fallait-il pas moins pour oser et réussir un ouvrage qui fait honneur à son auteur et aux éditions de Monza.
Avant de s’y plonger, car chacun y fera sa découverte, un sentiment s’impose dès l’abord : c’est le choc de la beauté formelle qui frappe le lecteur. Avant tout texte, toute parole, avant même la page de titre, trois images initiales ouvrent le volume : la mer en mouvement, la tour de Belem, le gréement de l’Hermione ; traduisez : l’élément, indocile et redoutable ; le lieu qui centralise les découvertes du Portugal initiateur ; l’instrument de la navigation, car l’art du photographe fait apparaître le gréement et les vagues de la frégate, dressant dans le ciel comme une rose des vents. Ajoutons pour n’y plus revenir qu’une iconographie abondante, intelligemment didactique quand il faut faire comprendre, toujours somptueuse et artistement choisie quand il faut illustrer, témoigner d’une étape historique, d’une représentation géographique ou mentale, vient rehausser chaque page du texte : l’art de plaire s’adresse à l’intelligence et à la sensibilité.
L’ouvrage se divise en deux parties, les annexes finales donnant des explications techniques sur l’instrumentation, une chronologie comparative et une bibliographie.
La première partie intitulée « l’intuition » est consacrée à l’inventaire des différents systèmes de navigation, depuis l’Antiquité du « temps des dieux », les navigations d’Ulysse, l’ouverture sur le mystère par les colonnes d’Hercule. La route de la soie s’ouvre ensuite pour le lecteur, à travers l’Océan Indien, avec l’instrumentation des Arabes, la boussole, la mesure des latitudes. Vient alors le système des navigations chinoises, ou l’aiguille montre le sud, avec l’implosion qui suit l’amiral Pheng Hu, puis les incursions des Occidentaux dans une aire ou ils ont à apprendre. Les immémoriaux évoqués par Ségalen apparaissent ensuite dans l’ouvrage, à travers les routes millénaires du Pacifique immense et ses cieux étoilés que traversent les pirogues à balanciers des peuples des îles. Enfin, bien loin dans le temps et l’espace mais plus proches de nous par l’héritage, les Vikings puis la Hanse des « marchands des eaux froides » viennent clore cette première partie.
La seconde est consacrée aux découvreurs. Le lecteur est introduit à la cartographie des portulans et à l’instrumentation nautique de la découverte qui l’entraîne sur les étapes du pas à pas séculaire des Portugais le long des côtes d’Afrique jusqu’en Inde : 1415, Centor, 1434, franchissement du cap Bojador ; Dias et la Bonne Espérance ; Gama en Inde en 1498.
La caravelle, les buts visés, l’instrumentation avec les caprices de l’aiguille marine, les variations de la déclinaison magnétique, la mesure des latitudes, du temps et de la vitesse, l’évolution de la cartographie, autant d’éléments d’expérience collective qui d’erreurs en approximations enrichissent la formation des navigateurs et le sens marin qui les conduit. Impossible encore de se fier aux longitudes estimées, avant la fin du siècle des Lumières. Mais « l’incertitude généralisée est la caractéristique première de la navigation héroïque » (p. 15). Cette incertitude demeure, à travers corrections successives, pour des siècles. On peut toujours condamner la fausseté des cartes et l’ignorance des pilotes, il n’empêche que « le commerce maritime a prospéré, sans trop d’encombres, après tout ».
Quant à l’enseignement général qui peut se déduire de ces analyses, l’amiral Bellec y insiste, d’entrée de jeu : l’histoire des sciences n’est pas faite d’un progrès linéaire, l’adoption des nouveautés supporte une longue probation et des repentirs, la diffusion d’améliorations ne suit pas toujours leur élaboration ; l’ouverture du monde n’aura pas attendu la navigation astronomique.
C’est l’époque ultérieure à celle des « découvreurs d’étoiles », à celle du galion de Manille et des « Carreras » des Indes organisées par les royaumes ibériques qui verra se préciser, avec l’intégration de tous les pragmatismes hérités des « systèmes de navigation ici passés en revue, les bases d’une « science » promue par l’âge des Lumières jusqu’aux révolutions technologiques contemporaines. Le lecteur n’en attend qu’avec plus d’impatience et d’intérêt le deuxième volume, à paraître en 2017, de cette histoire universelle.
Ce livre est une œuvre admirable parce qu’aussi elle est, de l’aveu de son auteur, une œuvre d’admiration « pour les preuves d’intelligence et de courage contenues dans l’histoire grandiose et misérable des relations entre les hommes et l’océan ».
Réussite d’une recherche interdisciplinaire, fondée sur le réel, avec ses approximations et son pragmatisme que trahirait l’esprit réducteur, l’esprit de système.
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