Dans cet ouvrage, qui lui a été inspiré par ses enfants, Dominique Moïsi poursuit sa réflexion sur le monde, qu’il avait entamée dans La Géopolitique de l’émotion (2008) : comment les cultures de la peur, de l’humiliation et de l’espoir façonnent le monde dont il s’était employé à cartographier les émotions. Plus d’espoir en Asie derrière la croissance économique de la Chine et de l’Inde, plus d’humiliation dans le monde arabo-musulman, plus de peur en Occident de l’Europe aux États-Unis. Ce nouvel essai sur la géopolitique des séries prolonge et actualise sa réflexion d’hier. À l’heure de la mondialisation, la série télévisée est devenue, une, sinon « la » référence culturelle universelle, inévitable même, pour qui s’attache à analyser l’émotion du monde.
Le conseiller spécial de l’Institut français des relations internationales (Ifri) ne le cache pas, les scénaristes sont devenus les meilleurs analystes de la société du monde contemporain, sinon les plus fiables des futurologues. N’avait-on pas vu avant le 11 septembre 2001 des scénarios très proches de celui qui s’est réalisé avec les avions qui se sont abattus sur les Twin Towers ? Mais cette prescience n’est pas le monopole des séries, les artistes et les hommes de lettres l’ont également eue. La différence est qu’ils s’adressaient aux élites, alors que les séries sont la lingua franca du village global, prévue par le sociologue canadien (on ne disait pas encore médiologue). Alors que de nombreux spécialistes se sont penchés sur les séries, les analysant du point de vue des médialogues, il semble bien qu’il s’agit ici du premier livre qui explique les émotions du monde par les séries télévisées. Au lendemain du 11 septembre, la géopolitique a envahi non seulement le réel mais aussi nos imaginaires. Les séries sont devenues des références politiques tout autant que culturelles. Que perçoivent-ils de nos sociétés ? Avant tout, la peur. La peur de la barbarie et le triomphe du chaos avec Game of Thrones, la peur de la fin de la démocratie avec House of Cards, celle du terrorisme avec Homeland, celle d’un ordre du monde qui disparaît dans Downton Abbey enfin, la peur de la menace russe avec Occupied. Les séries seraient donc une vaste catharsis universelle, une façon de se libérer de ses peurs et angoisses, de les conjurer.
Ces séries provoquent un raz-de-marée à travers le monde : Barack Obama est suspendu à chaque saison de Game of Thrones. Quant aux terroristes de Daech, par la mise en scène de leurs massacres, on dirait qu’ils invitent nos yeux horrifiés au prochain épisode. De fait, elles se sont transformées en sources d’inspirations utiles pour les politiques eux-mêmes, sinon comme le meilleur moyen de faire passer un message à un public toujours plus large, devenu planétaire. Pourquoi entrer dans le détail d’un argumentaire complexe quand on peut se contenter de mobiliser par une formule choc l’imaginaire de ceux que l’on veut convaincre ou séduire. Pour sûr, la fameuse phrase d’Aristide Briand, prononcée à la tribune de la SDN, peu avant sa mort en 1932, « En arrière, les canons ! », aurait connu une postérité universelle, si elle avait été imagée. Mais aurait-elle été suivie et appliquée ? Car les séries sont bien comme les vieilles langues d’Ésope, la meilleure et la pire des choses. S’est-on interrogé sur le point de savoir si maints combattants de Daech, surtout les récents convertis, ne poursuivent pas leur rêve de parachever sur le terrain ce pour quoi ils ont vibré sur l’écran ?
Dominique Moïsi, y insiste, multiples exemples à l’appui : la réalité internationale ne devient pas seulement une source d’inspiration pour les scénaristes des séries télévisées. La série elle-même se transforme en source d’inspiration pour les acteurs du monde, dans un mouvement dialectique toujours plus redoutable. Et en source de référence, sinon d’explication, pour les spectateurs toujours plus nombreux. « Les deux extrémismes que sont l’organisation de l’État islamique et le régime de Téhéran se livrent à un jeu de trône mortel » a dit dans un discours, devant les deux chambres réunies du Congrès des États-Unis, le 3 mars 2015, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, faisant référence de manière explicite à la série culte Game of Thrones.
Constatant la domination du monde anglo-saxon, principalement des États-Unis dans la production de ces séries, l’auteur indique que tout se passe comme si, contrairement à ce qu’affirmait hier le professeur de Harvard Joseph Nye, le soft power et le hard power étaient déconnectés ou, pis, allaient dans des directions systématiquement opposées ; car moins l’Amérique est le gendarme du monde, plus elle doute d’elle-même et de ses capacités à gérer son destin, plus sa culture est dominante à travers ses séries télévisées. Il restera à voir si en analysant les peurs du monde à travers ce média privilégié que constituent les séries télévisées, Dominique Moïsi, aura contribué à mieux les comprendre et peut-être ainsi contribué à les transcender. En tout cas, il fait preuve d’une belle imagination en créant une série Balance of Power, qui illustre la nouvelle bipolarité sino-américaine, ce mélange subtil de compétition et de coopération appelé à scander le monde. Optimiste, Dominique Moïsi veut montrer que la coopération finira par prévaloir. Après tout l’Accord de Paris sur le changement climatique, en date du 12 décembre 2015, n’est-il pas le fruit de cette entente entre les deux géants.