À un moment de conflits ouverts et de menaces fondées sur la stratégie islamique de la terreur, ce livre permet de comprendre les événements dont la Libye a été le théâtre depuis le Printemps arabe en 2011 et l’élimination du colonel Kadhafi qui la gouvernait dictatorialement depuis 1969. Il avance également quelques hypothèses prospectives qui prolongent une histoire du « temps présent », elle-même saisie dans la logique de l’insertion en 1835 de ce pays sur l’échiquier de la question d’Orient ; et sur ce point, l’auteur consacre (trop ?) de nombreuses pages explicatives.
Cette approche, qui mieux qu’André Martel peut la tenter ? Au terrain, à la piste il allie la recherche. Il a enseigné pendant dix ans en Tunisie, y a préparé une thèse aujourd’hui traduite en arabe : Les confins saharo-tripolitains de la Tunisie 1881-1911 (Puf, 1967). Un ouvrage suivit : La Libye 1835-1990 - Essai de géopolitique historique (Puf, 1991) ; il était le produit de nouvelles recherches et de nombreux déplacements dans ce pays parcouru dans ses régions les plus lointaines. C’est ce livre prolongé jusqu’à nos jours qu’il vient de publier avec le concours de l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabo-musulman (Iremam) d’Aix-en-Provence. De ce fait, pareil ouvrage s’inscrit naturellement dans une large ouverture pluridisciplinaire et le renouvellement continu de la recherche historique dont témoignent la préface d’Olivier Pliez, géographe, directeur d’équipe au CNRS, et la postface de Jacques Frémeaux, professeur à la Sorbonne.
Le lecteur pourrait regretter l’absence d’index mais sera aidé par une table des matières détaillée, une chronologie comparative, une historio-bibliographie approfondie. Depuis la parution en 1991 de ce qui se voulait un Essai, les événements ont confirmé les interprétations d’alors associant les permanences structurelles à l’histoire de la province ottomane de Tripoli romanisée en Libye avant de devenir en 1951 un royaume confrérique et aboutir à une Jamarihya (État des masses) gouvernée par un bédouin-colonel.
André Martel, à juste titre à ce propos, évoque la situation stratégique de cet espace steppique situé entre l’Égypte et la Tunisie, au carrefour des voies conduisant d’Orient en Occident (du Machreq au Maghreb) et de la Méditerranée au Sahel (le Bled es Sudan) ; il rappelle aussi qu’il a été islamisé et arabisé par les Cavaliers d’Allah puis soumis par des « corsaires barbaresques » à la souveraineté ottomane au XVIe siècle. À leur piraterie, leurs raïs capitaines-pirates le Roi des Français mettra fin lors de l’expédition d’Alger en 1830. Car c’est en 1835 seulement que le sultan khalife de Constantinople établit son autorité directe sur cette province de Tripoli du Ponant associant la Tripolitaine et la Cyrénaïque que sépare le golfe de Syrte.
Ce tournant décisif fut couvert sinon incité par l’Angleterre déterminée tant à empêcher l’extension de l’influence française d’Alger au Caire qu’en même temps à interdire le franchissement des détroits aux Russes. Par contre, la conséquence reste moins connue : l’établissement d’un bastion défensif couvrant à l’Occident, le Dar al-Islam, et l’ambition sans parvenir à en faire une « marche » conquérante vers Tombouctou et Abécher, avec le concours d’une confrérie réformiste, la Sanussya. Une politique reprise sans plus de succès par les Italiens et surtout un Kadhafi disposant pourtant d’immenses richesses pétrolières.
Qu’en est-il advenu de la Libye depuis 1986 ? Cette année-là, l’US Air Force bombarda Tripoli et révéla l’isolement du raïs. L’Union soviétique l’abandonnait alors que pendant des années il lui avait offert un relais aérien pour soutenir ces Cubains qu’elle lança par « solidarité révolutionnaire » dans l’aventure de la guérilla en Angola et au Mozambique. L’Occident s’accommodait des libéralités ou excentricités, vendit trente ans durant à ce potentat richissime un armement perfectionné et par-là cher, symbole et outil de puissance, ainsi que le matériel nécessaire au développement économique de son peuple par ailleurs toujours assisté.
Mu’Ammar Kadhafi fut tenu à l’écart par les Arabes et l’Union africaine. Les Arabes refusaient de le considérer comme le successeur de Gamal Abdel Nasser ; l’Union africaine ne lui permit pas davantage d’en prendre la tête, malgré sa générosité politico-religieuse de soutien à l’islam. L’Occident « justifiait » sa complaisance à son égard, comme envers les autres pays arabo-musulmans, par la répression, ici en Cyrénaïque, de divers mouvements salafistes, tenants d’un islam radical basé sur la charia, la loi régissant la vie du musulman, et soutenus par l’organisation terroriste islamiste Al-Qaïda ; la complaisance fut affectée par deux attentats aériens (1998) et le procès des infirmières bulgares (2004). Des pratiques qui n’ont pas ébranlé le pouvoir de ce riche satrape vieillissant, préparant, comme de nombreux dirigeants arabes, sa succession dynastique.
En 2011, le Printemps arabe emporte pourtant le raïs dont le lynchage sollicite davantage l’opinion internationale que le soutien accordé aux insurgés sur le plan logistique et diplomatique, aussi bien par de discrètes livraisons d’armes que par les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Depuis il règne en Libye une anarchie qu’un gouvernement « parachuté » en 2016 par les États-Unis, avec l’accord de l’ONU et des pays du Maghreb, ne parvient pas à résorber et dont la compétition des milices pour le contrôle du gouvernement et des ports pétroliers, voire de l’émigration maritime vers l’Italie, ne sont que les manifestations les plus apparentes.
D’autres relevant de permanences structurelles sont à prendre en compte. D’une part, la séparation entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque où les Américains entretiennent l’armée du général Haftar. D’autre part, le rétablissement d’un ordre ethno-tribal dans les immensités désertiques où Touareg et Toubou, facteurs de cette anarchie, tolèrent l’installation de bases par des bandes djihadistes menaçant le Niger et le Mali que protègent les forces françaises de l’opération Barkhane. Cette situation est révélatrice, sous le prétexte d’un intégrisme purificateur, d’une séculaire tension entre « Arabes » ou « Touareg » et « Africains » noirs ; ceux-ci refusant désormais la « protection » de ceux-là.
Que devient Daech, ce prétendu État islamique, qui en 2013 a implanté en Cyrénaïque une « brigade internationale » islamique s’imposant par la terreur, massacrant les chrétiens et fomentant attentats sur attentats ? Le contraste entre les ambitions affichées et les résultats acquis suffit à montrer la limite de ses capacités. Ayant vainement tenté de s’emparer des sites pétroliers, cette formation terroriste n’a réussi ni à fonder un émirat islamique sur les confins tuniso-tripolitains ni à tirer un avantage décisif, entre Nigeria et Tchad, de l’allégeance de cet autre mouvement terroriste islamiste, Boko Haram.
Apparemment, les États-Unis ont l’intention d’en finir au Proche-Orient avec ledit État islamique avant de liquider Daech en Libye où, à en croire le silence des médias, il ne se passerait rien au printemps 2017. Encore qu’il convienne de prendre en compte à long terme la maintenance d’une idéologie salafiste dont les vaincus dispersés seraient les propagateurs immédiats.
Par cet ouvrage, André Martel nous rappelle la réalité du terrorisme qui vient de frapper (Saint-Pétersbourg, Stockholm). Il importe d’avoir conscience du potentiel de nuisance d’une religion pervertie et expansionniste, dans chaque pays où des terroristes dormants et des propagandistes actifs sévissent, et globalement de les éradiquer là où ils se trouvent, chez nous ou bien avant leur retour ou leur arrivée en Europe dans les flots des migrants.