Alexandre Jevakhoff, dont une biographie de Mustafa Kémal (1989) et un ouvrage sur l’histoire des Russes blancs (2007) ont déjà été remarqués par la critique, reconnaît d’emblée que la guerre civile russe « est l’un de ces événements historiques qui paraissent susciter la subjectivité ».
Ainsi, explique-t-il, « si les auteurs ‘‘blancs’’ ne sont pas exempts des habituelles erreurs, approximations ou subjectivisations, soixante-dix ans ou presque d’historiographie à la soviétique, sans oublier l’influence explicite ou sournoise de la pensée communiste chez nombre d’auteurs européens ou américains, ont longtemps déséquilibré les analyses consacrées à cet événement. La vérité s’écrivait en rouge, le mensonge en blanc : le jugement de l’histoire était rendu. L’ouverture d’archives à la mort de l’URSS, les travaux des historiens russes post-soviétiques et l’évolution des esprits occidentaux permettent aujourd’hui de faire appel de ce jugement. »
L’auteur nous livre ainsi une véritable somme sur cette guerre civile dont le bilan final reste controversé mais se compte en millions de morts.
Le livre s’appesantit assez peu sur les épisodes purement militaires du conflit, pour se concentrer plutôt sur ses aspects politiques et diplomatiques. Le jeu de puissance de l’Allemagne d’abord, puis des nations alliées, France, Grande-Bretagne et Japon, chacune poursuivant ses propres buts, dans leurs hésitations et leurs compromissions, y est magistralement décrit et analysé.
Il n’est pas dans nos intentions de résumer ici un ouvrage qui a vocation à devenir un texte de référence sur cette période, aussi nous nous limiterons à évoquer quelques points saillants, que l’on a souvent tendance à ignorer.
La passivité, tout d’abord, de l’Église orthodoxe face à la révolution de février, passivité qui alla parfois jusqu’à un enthousiasme non feint lorsque Vladimir, le métropolite de Kiev, exprime sa joie pour la « libération de l’Église » et fait emporter du saint-synode le fauteuil impérial.
Le rôle de Lénine ensuite. L’ouvrage fait le point sur les liens entre Lénine et l’Allemagne avant le déclenchement de la révolution d’Octobre, puis évoque son rôle déterminant dans la « Terreur rouge », rôle souvent contesté dans l’historiographie. Alexandre Jevakhoff montre bien comment dès l’été 1918, Lénine assume et légitime cette politique dans des termes non équivoques : « Une guerre civile est inconcevable sans les pires destructions, sans la terreur, sans des restrictions apportées à la démocratie formelle dans l’intérêt de la guerre… La révolution ne peut réussir sans écraser la résistance des exploiteurs… Nous sommes fiers de l’avoir fait et de continuer à le faire. Nous regrettons de ne pas le faire avec assez de fermeté et de résolution. »
On relève ensuite, au fil de l’ouvrage cette propension culturelle des Russes à créer une pléiade de comités, assemblées, conseils, etc. On parla souvent après février 1917, de la « République des Conseils ». Les Blancs ne sont d’ailleurs pas en reste, et cette dispersion du pouvoir constitue certainement l’une des causes de leur échec.
Quelles sont les causes de l’échec des armées blanches face à un mouvement révolutionnaire au départ très minoritaire, et impopulaire chez les paysans notamment ? La réponse de l’auteur est sans équivoque : « Depuis ses premières heures, le commandement blanc a multiplié les conflits internes, pour des motifs variés, avec une conséquence constante, l’affaiblissement du mouvement. » On relève notamment une absence quasi-totale de coordination et de communication entre les forces de Dénikine et celles de Koltchak, à laquelle s’ajoutent des rivalités incessantes entre les commandants des deux armées de Koltchak et les démêlés de Koltchak avec les socialistes révolutionnaires à la suite de son coup d’État. Et pour corser le tout, se surajoute au contexte russe des rivalités de puissances. Si Koltchak est parfois considéré comme « l’homme des Anglais », Dénikine serait plutôt celui des Français, avec lesquels il entretient d’ailleurs d’assez mauvaises relations en Russie méridionale… Quant à Vranguel, il arrive trop tard pour que son action résolue puisse encore être décisive.
Pour Alexandre Jevakhoff, Denikine, Ioudenitch, et Koltchak furent « tous confrontés entre 1917 et 1920 à des responsabilités trop importantes, trop complexes, trop nouvelles pour eux. En octobre 1917, Lénine et Trotski sont arrivés au pouvoir avec plusieurs décennies d’expériences révolutionnaires, une plasticité intellectuelle et morale à toute épreuve et l’absence de tout scrupule. Les chefs bolcheviques sont des metteurs en scène de la guerre civile, les chefs blancs, tout particulièrement Denikine, des hommes contraints à la guerre civile. » Là est toute la différence.
Enfin, au niveau politico-stratégique, la cause principale de l’échec final des Blancs fut certainement leur refus de régler la question paysanne, et de procéder à la répartition des terres, avec pour conséquences la perte du soutien de l’opinion publique dans une Russie encore massivement rurale, et le tarissement des recrutements dans les armées blanches
L’ouvrage est dense, on l’a compris. S’appuyant souvent sur des documents inédits ou peu exploités, il fera date dans l’historiographie de cette période. On y trouve aussi parfois quelques perles. Ainsi cette note du ministère des Affaires étrangères français qui donne la position officielle sur l’Ukraine en 1918, considérant l’Ukraine « comme un morceau de la Russie », le mouvement ukrainien étant « artificiel », purement littéraire, « un peu comparable au mouvement provençal », et qui conclut : « La séparation de l’Ukraine et de la Grande Russie n’est ni définitive ni profonde. »