Le milieu marin a toujours été considéré comme difficile, voire hostile pour l’homme, et chaque avancée significative dans la conquête des océans a nécessité à la fois une forte volonté et une maîtrise des techniques les plus avancées.
Outre la navigation, l’art de la construction des vaisseaux met également en exergue les sciences et techniques les plus sophistiquées. Historiquement, le bâtiment de guerre est toujours l’une des réalisations matérielles les plus complexes de son temps. C’était déjà le cas du temps des Phéniciens et les Romains qualifiaient eux-mêmes cet art de semper summa tecnica. Cela reste vrai aujourd’hui, notamment avec les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins ou les porte-avions. Les sociologues qualifient d’ailleurs les bâtiments de guerre de systèmes sociotechniques les plus complexes qui soient, mettant en jeu un matériel très sophistiqué avec un équipage hautement qualifié, les deux étant indissociables à la mer. Au niveau mondial seuls trois ou quatre grands industriels sont capables de concevoir et de construire de tels outils, ce qui suppose aussi une exceptionnelle capacité de maîtrise d’œuvre des systèmes complexes.
Historiquement, les arsenaux de marine et les écoles d’ingénieurs du génie maritime marquent le début de l’ère industrielle moderne. La recherche scientifique et technique franchit en mer des étapes décisives avec les grands voyages de circumnavigation, puis avec l’avènement de la construction navale métallique, l’hélice, la propulsion à vapeur, les torpilles, les sous-marins, le radar et le sonar, la pénétration humaine sous la mer, les porte-avions, la propulsion nucléaire, les missiles à changement de milieu, les systèmes de navigation et de communication par satellites, la furtivité, les drones, la cybersécurité, et surtout les systèmes de combat intégrés, qui constituent le « cerveau » informatique des bâtiments modernes les plus performants dont les programmes comptent des millions (parfois plus de vingt) de lignes de code, ce qui place ces logiciels en temps réel parmi les plus complexes au monde.
En France, la riche histoire de l’innovation navale s’inscrit dans celle des arsenaux de la Marine, organisés par Richelieu et consolidés par Colbert, pour créer puis moderniser et entretenir la flotte royale.
Les origines
Avec ce double a et cette sonorité grave et presque râpeuse qui semble venir de quelque monde souterrain, le mot arsenal est un produit de la culture islamo-chrétienne de la Méditerranée. En arabe dàr’as san’a : littéralement maison où l’on construit ; d’où vient darsena en génois et darse en français, puis arsenale en vénitien. Il y a là comme un relent de masses laborieuses. Cela sent son Zola, une humanité grouillante au travail dans une enceinte close de hauts murs au milieu de machines à feu bruyantes qui crachent des nuages de fumée en volutes tourbillonnantes. On y respire des odeurs fortes, exotiques, diverses, sui generis : chanvre, poix, résineux, épices, troupeaux sur pieds et volailles. Des créatures gigantesques y voient le jour, autrefois monstres de bois puis d’acier aujourd’hui, véritables cathédrales de l’architecture navale et mécanique, que l’on baptise d’ailleurs en les précipitant dans l’eau.
Cette notion d’arsenal est une création ancienne. Elle est simplement le fruit naturel de la rationalisation intelligente de plusieurs fonctions typiquement « navales », c'est-à-dire à la fois maritimes et militaires. C’était à l’origine un lieu où l’on construisait, armait, équipait, ravitaillait et réparait des bâtiments militaires, ces différentes fonctions étant en l’occurrence colocalisées. On a pu par la suite y ajouter la fonction « port militaire », c'est-à-dire le lieu où stationnent les navires armés au long de leur vie opérationnelle. Au fond, l’arsenal est d’abord le site protégé où l’on concentre de façon souvent très imbriquée toutes les activités liées aux aspects matériels des flottes de guerre. Il y aurait presque une sorte de mimétisme entre le navire de guerre et l’arsenal, tous deux espaces exigus et confinés où se marient ingénieusement toutes sortes d’activités techniques et logistiques.
Lorsqu’il s’est agi d’engager de véritables politiques maritimes avec des flottes nombreuses et bien armées, les cités portuaires ou les États concernés ont petit à petit concentré leurs chantiers et leurs lieux de mouillage dans des sites bien protégés. Les Phéniciens avaient ainsi aménagé d’admirables ports comme Tyr, Sidon ou encore Carthage qui pouvait abriter 200 trières, préfigurant les premiers arsenaux européens de Venise, Gênes ou Barcelone.
Dans l’arsenal de Toulon au XVIIe siècle, on construit, arme, ravitaille et répare les bâtiments du Roi, dont la flotte de guerre stationne dans le bassin protégé du port contigu ou sur rade. Comme il y a beaucoup de navires en même temps et donc beaucoup de monde, on a d’abord créé quantité de métiers spécialisés, puis progressivement rationalisé le travail des charpentiers et cloutiers, cordiers et gréeurs, avitailleurs, peintres, mâteurs, avironniers, lesteurs, voiliers, calfats, pouliers, artificiers et canonniers, serruriers et forgerons, fondeurs et foreurs, charrons et tonneliers, ou autres ferblantiers. On a standardisé autant que possible les différentes pièces de bois, les gréements, les voiles, les ancres et chaînes, les clous et les ferrures, les câbles et cordages, les canons et les munitions. On a spécialisé les ouvriers sur certaines tâches précises et répétitives.
Les processus d’achat et de transport des denrées et matières premières ont été rationnalisés. On a encore installé des parcs à bois dans le fond des estuaires, créé des magasins centraux et mis en place des ateliers spécialisés. Pour garantir les chaînes d’approvisionnement, le Roi a attribué à la Marine des forêts du domaine royal sur toute l’étendue du Royaume, gérées de façon moderne par un service forestier et exploitées selon des standards imposés par des procédures de coupe rigoureuses. Il a aussi réservé à son usage des mines de fer et de charbon, des forges, des ateliers de tissage, des tanneries, des corderies, des moyens de transport par eau et par terre. Le ministre de la Marine assure également de nombreux achats à l’étranger, souvent stratégiques : l’étain d’Angleterre, le goudron et les bois de Russie, les résineux et le lin de Scandinavie, le cuivre de Suède, etc… Cette organisation tentaculaire, multiforme et extrêmement détaillée a fait l’objet de quantité de directives. Les services du ministère à Versailles ont aussi géré de façon centralisée le recrutement des journaliers, apprentis, ouvriers et contremaîtres ; organisé les filières métiers, établi différents grades ou catégories dans chaque métier et défini les passages de l’une à l’autre ; créé des écoles d’apprentissage et de maistrance ; instauré la formation continue par compagnonnage, fixé les soldes et salaires.
L’arsenal c’est donc tout cela : la concentration des moyens, la division du travail et la spécialisation des ouvriers, une énorme machine logistique tentaculaire, des processus industriels détaillés et maîtrisés de bout en bout (de la mine de fer à l’ancre, de la forêt au mât), tout en favorisant l’innovation et l’expérimentation. L’arsenal c’est aussi la première réalisation industrielle du temps : la plus importante en volume comme en valeur, la plus complexe par la variété des métiers et des techniques, la plus moderne dans ses processus et ses méthodes, la plus innovante. Les choses se sont mises en place progressivement avec des périodes plus ou moins fastes, mais la révolution industrielle doit beaucoup à cette organisation déjà très efficiente au XVIe siècle, avec ses métiers bien structurés, ses chaînes d’armement spécialisées, ses circuits logistiques dont les ramifications s’étendent à l’Europe entière, ses techniques sophistiquées, ses systèmes de contrôle qualité bien avant la lettre.
Certains établissements hors des ports s’étaient spécialisés dans la fourniture de matériels particuliers : notamment les canons dans la fonderie royale de Ruelle près d’Angoulême ; ou encore les grosses pièces métallurgiques puis les appareils propulsifs après l’apparition de la vapeur, à Indret sur la Loire (où avait été lancée en 1766 La Boudeuse de Bougainville), qui trouvera de nouveaux débouchés dans le nucléaire. Plus tard, des pyrotechnies ont été créées spécialement pour fabriquer et stocker les munitions, mais on a vu par exemple un port comme Rochefort devenu inexploitable pour les vaisseaux se transformer en base aéronautique navale avec des dirigeables et des hydravions.
Organisation
Depuis leur création sous la Royauté, la partie industrielle des arsenaux a été gérée par des maîtres constructeurs puis des ingénieurs constructeurs dont le corps est créé en 1765, suivis par les ingénieurs du génie maritime (1795), qui dirigeaient de nombreuses équipes d’ouvriers spécialisés, recrutés spécialement à cet effet. Entre les ingénieurs et les ouvriers prend place la maîtrise, qui joue un rôle essentiel dans l’exécution technique des ouvrages et la transmission des savoir-faire. On parle à cette époque de maîtres entretenus qui sont des cadres permanents bénéficiant d’une solde annuelle, attachés à chaque corps de métier. Cette maistrance donnera naissance aux ingénieurs des directions de travaux, puis aux ingénieurs des études et techniques d’armement (1968). Les nombreux personnels non entretenus ne touchent en revanche qu’un salaire journalier.
Implantés de façon volontariste dans des ports dédiés à la Marine, les arsenaux sont véritablement l’âme de Brest, Rochefort et Toulon, puis Lorient et Cherbourg. C’est dire s’il existe un lien extrêmement fort entre la ville et l’établissement industriel. Pour l’essentiel la main d’œuvre est attachée – au sens même de port d’attache – à l’arsenal. Les générations se succèdent de père en fils, assurant une vraie continuité dans les compétences mais aussi limitant les innovations et les transferts de savoir-faire entre les arsenaux. Les écoles de maistrance ouvrent de vraies perspectives d’ascension sociale, justement appréciées par les familles.
Indéniablement, Colbert a été le grand organisateur des arsenaux. La monumentale Ordonnance de 1689 sur la Marine en fixe non seulement tous les principes généraux d’organisation mais entre dans les plus petits détails, ne laissant rien au hasard. Par la suite, ces grands principes fondateurs seront conservés. Les évolutions ne concerneront essentiellement que le statut des personnels ainsi que le subtil partage des pouvoirs entre ingénieurs, officiers de Marine et intendants/commissaires. In fine on trouvera une sorte d’équilibre avec d’une part un officier de marine major général commandant militaire du port et d’autre part, un ingénieur militaire directeur des constructions navales. Localement la nécessaire coordination des nombreux acteurs civils et militaires intervenant au sein de l’enceinte portuaire est assurée sous la responsabilité du major général.
Evolutions
De nos jours, le statut des intervenants industriels a changé et la vague de l’interarmées est même venue introduire récemment une nouvelle palette de couleurs dans une organisation jusque-là légitimement bleu marine. Pour autant, Colbert pourrait y retrouver ses chers principes : concentration des moyens dans une enceinte protégée ; division du travail ; spécialisation des chaînes industrielles, logistiques et opérationnelles ; le tout coordonné localement grâce à des structures de concertation ad hoc.
Si les navires ont évolué, en revanche les conditions optimales de construction, d’armement, d’entretien, de ravitaillement et de stationnement des bâtiments de guerre n’ont pas fondamentalement changé. La notion même d’arsenal, au sens de concentration des moyens matériels et humains nécessaires à la mise en œuvre d’une grande flotte, apparaît en effet pérenne.
Mais revenons aux « arsenaux » français, qui sont aujourd’hui plus spécialisés qu’autrefois. On dénombre classiquement : Cherbourg, haut lieu de construction de sous-marins depuis plus de 110 ans maintenant ; Brest, où fut construit le PA Charles de Gaulle, mais qui n’est plus désormais qu’un port d’entretien pour la flotte de surface et surtout les SNLE à l’Ile Longue ; Lorient, chantier de construction de bâtiments de surface ; Toulon enfin où l’on ne fait qu’entretenir la flotte de surface et les SNA, alors que des ateliers logiciels hautement spécialisés dans les systèmes de combat et la cybersécurité sont désormais implantés à Ollioules.
Construction
C’était traditionnellement l’une des fonctions principales des arsenaux. Notons cependant qu’à différentes occasions, il a fallu sous-traiter tout ou partie des constructions à l’extérieur. C’est ainsi par exemple qu’entre les deux guerres environ 60% du tonnage des nouvelles constructions destinées à la Marine a été confié à des chantiers privés, les arsenaux étant saturés. Dès l’époque de Colbert, les navires sont construits selon un règlement qui ne laisse pas beaucoup de marges de manœuvre au maître-charpentier local. Aujourd’hui, quantité de règles s’appliquent à la construction navale militaire qui s’est ouverte il y a vingt ans aux différentes pratiques pertinentes en vigueur dans le civil.
Depuis plus de cent ans, Cherbourg est le site de référence pour la construction des sous-marins. Pour les bâtiments de surface, Lorient apparaît désormais comme le seul chantier pour les navires de la classe frégate et en-dessous. Pour les plus grands (porte-aéronefs), on envisage désormais une construction de la plate-forme à St Nazaire, puis un complément de construction (équipements d’armes, système de combat) et un armement à Brest ou Toulon. C’est d’ailleurs la formule qui a été retenue pour le BPC Dixmude.
La Marine a quitté le port de Lorient et a cédé à DCNS la partie industrielle du site de l’ancien arsenal. À Cherbourg, le site a été partagé en trois : l’essentiel de la partie industrielle à DCNS, le reste à la DGA (installations du Homet). La Marine conserve quant à elle une partie du port et deux bassins pour ses besoins opérationnels. Ces deux sites de construction n’ont donc plus de statut militaire et sont gérés par DCNS comme des chantiers privés.
Cinq établissements industriels spécialisés demeurent en dehors des ports : Indret, Ruelle et St Tropez pour les équipements spécifiques ; Bagneux et Ollioules pour les systèmes de combat.
Maintien en condition opérationnelle (MCO)
À Brest comme à Toulon, on entretient la Flotte c'est-à-dire qu’on la maintient en condition opérationnelle, selon la formule actuelle. La Marine a conservé la propriété des deux ports bases majeurs de la Flotte que sont Brest (avec l’Ile Longue) et Toulon. Elle a toutefois loué à l’industrie plusieurs emprises sur chacun de ces sites. Au travers de conventions ou d’arrêtés d’occupation temporaire (COT et AOT), des droits d’exploitation d’un certain nombre d’espaces et d’installations à caractère industriel ont été concédés. La majeure partie de ces COT et AOT est revenue à DCNS à l’occasion de son changement de statut en 2003, au bénéfice naturellement prioritaire de la Marine. Le MCO devient un service parmi d’autres proposés par l’industriel.
De la Direction des constructions navales à NAVAL GROUP
À partir de 1786, dans chaque arsenal, la fonction de directeur des constructions navales revient à un ingénieur. Il a sous ses ordres un sous-directeur qui coiffe des maîtres d’ouvrage, différents corps de métiers et des ateliers. Les divers arsenaux sont autonomes, même si les règlements et plans-types de construction, ainsi qu’un inspecteur des constructions unique au niveau du ministre, viennent normalement assurer un minimum de cohérence à l’ensemble. Un directeur des ports et arsenaux est nommé au sein du ministère au début du XIXe siècle pour renforcer la gouvernance en liaison avec l’inspecteur général. Par la suite, diverses évolutions vont voir le jour mais l’organisation générale restera pérenne.
En 1980 la Direction des Constructions et Armes Navales (DCAN) est encore implantée rue Royale, avec l’État-major de la Marine. Elle a toujours la responsabilité des arsenaux, organisés en deux grandes fonctions : Constructions Neuves (CN) et Entretien de la Flotte (EF) à Cherbourg, Brest, Ile Longue, Lorient et Toulon, auxquels s’ajoutent les établissements spécialisés.
Au tout début des années 2000 s’engage un important processus qui va conduire à sortir la fonction « industrielle » du sein du ministère de la Défense. Concrètement, la société de droit privé DCN est créée en juin 2003 pour permettre le développement de ces activités industrielles dans un cadre plus compétitif, notamment dans la perspective d’alliances européennes et à l’exportation. DCN appartient à l’État (100 % du capital) et est dotée d’une partie des implantations et outillages industriels qu’exploitait l’ancienne DCAN étatique. Le personnel ex. DCAN rejoint pour l’essentiel la nouvelle société, sans toutefois perdre son statut.
En 2007, DCN reçoit l’apport de la partie navale de THALES France et devient DCNS (État 75%, Thales 25%). Cette nouvelle société conserve l’essentiel de son cœur de métier (construction et MCO) au profit de la Marine Nationale, mais remporte également plusieurs marchés significatifs à l’exportation et développe par ailleurs de nouvelles activités dans le nucléaire civil et les énergies marines renouvelables. En 2010, THALES prend 35% du capital. En juin 2017, DCNS change de nom pour devenir NAVAL GROUP.
Pascal Griset est professeur d’Histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne. Il s’est spécialisé dans l’histoire de l’innovation associée à celle des entreprises et des grandes institutions scientifiques (INSERM, Académie des sciences).