Le Centre d’étude et de prospective stratégique (CEPS) a saisi l’opportunité des échéances électorales de ce printemps pour refaire un point de situation sur l’état de notre défense après une première publication en 2012 intitulée La défense sans fard.
L’intérêt de ce travail collectif est d’avoir réuni 54 contributeurs aux parcours très différents, venant de tous les horizons mais à l’expertise reconnue et capables de fédérer leurs réflexions avec lucidité mais aussi avec la volonté de faire progresser la défense française en l’inscrivant dans un cadre plus large.
Le titre est en lui-même significatif des enjeux à venir, pour donner les moyens afin de remplir les missions sans cesse plus nombreuses et exigeantes. Or, la vérité est que nos armées n’en peuvent plus et ont largement dépassé les contrats opérationnels définis par le Livre blanc de 2013. C’est d’ailleurs le thème du premier chapitre intitulé « Le colosse européen aux pieds d’argile », soulignant des constats douloureux sur l’état de nos forces qui tiennent le coup grâce à la qualité de l’encadrement et au système de formation. Il n’en demeure pas moins qu’il faut souligner notamment la dégradation de l’entraînement et des conditions de vie désormais trop difficiles, ne serait-ce que pour fidéliser le personnel.
Le chapitre 2 souligne l’importance de deux espaces stratégiques pour notre sécurité, à savoir l’Afrique et l’espace maritime français. Pour l’Afrique, là encore, le constat est clair. L’espace francophone s’accroît alors que la France diminue ses efforts alors même qu’il faudrait qu’elle s’y investisse davantage tant pour la sécurité que pour le développement. Pour de nombreux pays de la région, la France reste le partenaire de référence et doit donc renforcer sa présence militaire et inscrire son action dans le couple sécurité-développement. L’Afrique doit donc demeurer une priorité forte pour notre défense.
L’espace maritime français doit être le deuxième axe d’effort face à la territorialisation de la mer pour y accaparer les ressources halieutiques. Notre histoire et la géographie nous permettent de disposer de la 2e ZEE au monde. Or, celle-ci est menacée d’une surexploitation sauvage avec un pillage parfois éhonté en particulier par la Chine avec ses chalutiers et dont la politique navale est particulièrement ambitieuse, avec le développement de sa flotte de combat mais aussi par le déploiement de bases avancées comme à Djibouti. Il faut donc renforcer notre marine de guerre mais aussi accroître nos capacités de surveillance et de sécurité avec plus de plateformes navales pour patrouiller sur les océans. En l’absence de ces moyens, la souveraineté sur notre ZEE sera remise en cause de manière irréversible, mais aussi son équilibre économique et écologique.
Le troisième chapitre s’inscrit dans une démarche innovante : la transformation numérique de nos armées, un vrai défi à relever. Face aux GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) dont l’innovation en est l’ADN, il convient de nous adapter, en particulier pour la DGA qui doit renforcer ses dispositifs de financement comme Rapid (régime d’appui pour l’innovation duale). Il faut désormais des systèmes assurant une connectivité multidimensionnelle, permettant l’intégration des moyens de nature différente et capables de travailler dans un environnement collaboratif. Dans le même ordre d’exigence, la maîtrise des données est devenue une capacité opérationnelle à part entière. Il va falloir également préparer la révolution robo-numérique en s’appuyant sur l’emploi du cloud de combat et des smartdata. La question des systèmes d’armes létaux autonomes (SALA) se posera à l’horizon 2030. Il convient de s’y préparer et de développer un corpus doctrinal conséquent d’autant plus que nos adversaires potentiels, eux, ne manqueront pas de s’en doter.
Le chapitre 4 rappelle que la Base industrielle et technologique de défense (BITD) devient un enjeu non seulement national mais désormais européen. Il faut en effet raisonner à l’échelle européenne pour résister à la déferlante américaine. Sans cette prise de conscience urgente, le risque est quand même de voir l’Europe être marginalisée et se contenter d’être un brillant sous-traitant. Cela doit passer par un redressement de l’effort financier et la définition de priorités clairement soutenues. L’Agence européenne de défense (AED) a un rôle à jouer, notamment en définissant les technologies clés à protéger, développer ou acquérir.
Cela signifie – et c’est le thème du cinquième chapitre – des ressources financières. C’est la question centrale, celle qui va d’ailleurs dominer le nouveau quinquennat. Cela impose d’abord une sincérité budgétaire, en particulier sur le financement des Opex toujours sous évaluées. Trois caractéristiques doivent marquer l’approche financière : sa soutenabilité réelle, la flexibilité dans l’exécution et la cohérence dans son élaboration. Cela signifiera des choix stratégiques lucides sur les capacités à détenir [1].
Opérer différemment mais intelligemment sera donc essentiel demain. Or, depuis des années, une des voies proposées a été l’Europe. Pourtant, celle-ci n’a pas été capable de construire un vrai projet pour la défense. C’est le bilan amer du dernier chapitre, proposant cependant trois pistes d’effort : assurer la sécurité des approvisionnements, stabiliser le pourtour méditerranéen et enfin regarder vers l’Afrique. Il faut également accroître l’autonomie de l’Otan par rapport aux États-Unis, préoccupation d’autant plus nécessaire que l’Administration Trump a inquiété, quant au respect de l’article V en cas de crise.
L’équipe rédactionnelle souligne ici qu’il existe trois types de pays en Europe : ceux qui ont des ambitions militaires, de fait, la France et le Royaume-Uni, ceux qui disposent d’une force limitée et enfin ceux qui n’ont plus qu’une force symbolique, incapables d’agir de façon autonome. À ce constat sévère, se posent également la dimension économique des industries de défense et l’impérieuse et urgente nécessité d’établir un Small Business Act européen afin de préserver les capacités de conception et de production à l’échelle du « Vieux Continent ».
Notre défense est écartelée entre les discours, les promesses et les faits. Et les inquiétudes subsistent. Plus que jamais, il faut apporter une réponse globale en définissant clairement les objectifs et les contrats opérationnels en découlant. Il faut aussi construire une politique de réserves plus crédible avec des moyens légitimes, d’autant plus que nos concitoyens adhèrent au projet. Il faut donc redonner une vraie ambition à notre défense, une ambition lucide mais responsable face aux défis de sécurité actuels et à venir.
À l’heure où des décisions dimensionnantes et irréversibles vont être prises, il est indispensable de rappeler aux citoyens mais surtout aux décideurs politiques que la défense ne s’improvise pas et que, bien au contraire, elle se construit dans la durée et qu’elle nécessite des efforts. Le CEPS avec La Défense écartelée répond à ce devoir de responsabilité.
[1] NDLR : on peut regretter qu’il n’y ait pas eu de propositions concrètes faites dans cette étude, l’acceptation de dépendances bilatérales avec nos principaux partenaires, des externalisations opportunes avec des opérateurs efficaces, y compris dans des domaines opérationnels.