Dans les années 1850-1860 émerge en Russie un nouveau groupe social, l’intelligentsia, ouvert à la pensée politique occidentale tout en conservant les réserves exprimées par les slavophiles envers la culture libérale-bourgeoise européenne. Publié en 1863, Que faire ?, le roman initiatique de Tchernychevski influencera des générations entières de révolutionnaires russes, et sera déterminant sur le parcours politique du jeune Lénine, qui le lit pour la première fois à quatorze ans. Le révolutionnaire bolchévik considérait d’ailleurs son auteur comme « le plus grand et le plus doué des représentants du socialisme avant Marx », au point de donner à l’un de ses textes politiques emblématiques ce même titre de Que faire ?
Ces « hommes nouveaux » décrits par Tchernychevski se sont donnés pour tâche essentielle d’éduquer le peuple russe, de le sortir de son arriération, pour le faire avancer d’un seul bond au-delà du niveau de progrès atteint alors par les sociétés occidentales. « Dans quelques années… on les appellera au secours… et ce qu’ils diront, tout le monde le fera. (Puis), on les maudira et ils seront bannis de l’arène, sous les sifflets et les huées… ils quitteront l’arène, fiers et modestes, graves et bons, comme ils ont toujours été... Comment nous passerons-nous d’eux ? Nous aurons du mal, mais nous vivrons mieux après eux qu’avant. » Les personnages de Lopoukhov et de Kirsanov les représentent dans le roman.
La troisième figure masculine, Rakhmetov, représente l’idéal-type du révolutionnaire décrit magnifiquement par Tchernychevski : « Ils ne sont guère nombreux, mais ils font s’épanouir la vie de tous, sans eux elle dépérirait et pourrirait ; … ce sont eux qui permettent aux gens de respirer, sans eux les gens étoufferaient. » Mais encore : « Grande est la masse des bonnes et honnêtes gens, et ces hommes-là sont rares, mais dans cette masse, ils sont comme la théine dans le thé, comme le bouquet dans un vin généreux, c’est d’eux qu’elle tient sa force et son parfum, c’est la fleur des meilleurs, ce sont les moteurs des moteurs, c’est le sel du sel de la terre. » Effectivement, comme l’écrivit Alain Besançon dans Les Origines intellectuelles du léninisme (1977), « un type d’idéologue révolutionnaire se forma au début des années 1960, sans qu’il y ait eu encore d’idéologie élaborée – la conviction qu’elle était possible suffisait – ni non plus de programme politique cohérent. Pendant quelques années jaillirent, ça et là, des militants sans doctrine et sans programme, pratiquant l’action pour l’action, et combinant la plus tranchante confiance en eux-mêmes, avec l’ignorance provisoire des raisons doctrinales qui pourraient la justifier. »
Vera Pavlovna, l’héroïne du roman fonde un modèle de société fouriériste, un phalanstère, basé sur l’autogestion des entreprises et l’émancipation féminine. De nombreuses femmes russes des classes éduquées suivront d’ailleurs son exemple après avoir lu le roman, ce qui fut l’une des raisons ayant motivé son interdiction par les autorités. On relève toutefois que la société future décrite à plusieurs reprises par l’auteur est adaptée à cette tendance bien connue qu’ont les Russes au nomadisme intérieur (les hivers se passent dans le Sud, on ne remonte vers le Nord qu’au printemps, le tout dans la gaîté et la liberté !).
Sur le plan de la forme, Tchernychevski démontre une réelle habileté pour contourner la censure tsariste, tout en rendant hommage, au détour d’une ligne à Owen, « le saint vieillard », à Feuerbach, « le père de la philosophie moderne », ou encore au fouriériste Victor Considérant. Sa méthode consiste à camoufler les « idées interdites » en forçant le lecteur à décoder le texte, à lire le mot « Russie » sous le mot « Italie », ou encore à deviner le nom d’une personnalité russe contemporaine sous celui de Napoléon, par exemple.
Roman parfois étonnamment moderne, roman prophétique qui annonce déjà les évolutions sociétales de la fin du XXe siècle (brièvement expérimentées d’ailleurs dans l’Union soviétique des années 1920), Que faire ?, est un texte capital pour comprendre les prémices des révolutions de 1905 et 1917.