Ils y sont tous allés, en Algérie, beaucoup pour y faire un métier différent de celui pour lequel ils avaient été formés. Cavaliers et artilleurs, entre autres, s’en sont expliqués. Les gendarmes à leur tour viennent narrer leurs tribulations que décrit ici Emmanuel Jaulin avec la précieuse caution d’une préface signée de Pierre Mutz, ancien patron de nos amis les pandores, même s’il le fut longtemps après les évènements relatés.
Par vocation, la Gendarmerie est plus concernée que d’autres par le cadre juridique et administratif de ses actions. L’auteur ne va donc pas se consacrer à une description détaillée des combats, même s’il met en relief l’importance de la bataille d’Alger ou des opérations Challe. Selon un plan essentiellement chronologique, il utilise les ressources d’une abondante bibliographie et s’appuie en particulier sur les synthèses périodiques établies par les responsables des différents échelons de l’arme et sur des interviews précis et parfois pittoresques.
Par rapport à la métropole, la densité gendarmique était faible dans l’Algérie de Papa. Après la Toussaint rouge, la situation est préoccupante, mais relativement simple : les composantes des forces sont alors « complémentaires et solidaires », entre une Armée de terre retour d’Indochine qui voit partout (peut-être naïvement) la main de Moscou et une Gendarmerie qui aura, elle aussi, ses commandos de chasse tentant d’ « acquérir la valeur militaire du para en gardant la valeur morale du gendarme » ( ?) et ses harkis « promis à un sort peu enviable ». Elle-même est partagée entre une blanche dont les attaches locales sont fortes (trop ?) et une rouge qui, sur la base de mesures d’exception, passe de la routine du maintien de l’ordre face à des manifestants, à la lutte armée contre des « éléments hostiles ». Une collaboration étroite allant de soi s’établit au sein de circonscriptions « progressivement ajustées » ; montée en puissance et éventail des missions vont de pair. La multiplicité et la complexité des tâches amènent néanmoins parfois des conflits de limites ou de compétences, voire quelques « aigreurs », par exemple dans le cas des Sections administratives spécialisées (SAS). Face à une Armée de terre jugée quelque peu « envahissante » du fait de son poids numérique et de sa relative aisance matérielle, le gendarme conserve plus que d’autres le souci du respect des règles déontologiques et n’apprécie pas les corvées de bois.
Si l’évolution – pour verser dans la litote – fut ressentie par tous, son acuité dramatique pour la Gendarmerie est bien marquée par les titres des deux chapitres centraux de l’ouvrage : « IV – Vers la victoire militaire… » et « V – Vers la guerre civile… ». En gros, on change d’ennemi en cours de route, les braves gens de l’Armée de terre oscillant entre une incompréhension dubitative et une révolte minoritaire.
La situation va donc se dégrader. Ceux qui ont subi pas mal de défaites depuis une vingtaine d’années répugnent à voir un succès militaire pratiquement acquis leur échapper. L’Armée est accusée dès lors de considérer les barricades d’un « œil débonnaire » et soupçonnée de fournir des cadres à l’OAS. L’opinion métropolitaine ne suit pas. Le monde extérieur est plutôt défavorable. Les pieds noirs, placés en « état d’ébullition permanente », soumis au régime de la douche écossaise depuis qu’ils ont été compris, ont du mal à admettre que cette terre ne va plus être la leur. La tranche activiste est sévèrement malmenée : « égoïsme… résistance aux réformes… style rétro et mystique… rages infantiles… vieux thème vichyste du complot de la synarchie… ». Appelée à servir de contrepoids, ne se sentant pas responsable des « turpitudes » (sic) de l’armée, fidèle à l’égard des autorités gouvernementales, la Gendarmerie (surtout la mobile) se consacre à la lutte contre l’OAS qui « prend le pas sur la lutte contre le FLN » et apparaît comme le bras armé du retrait. La solidarité militaire vole en éclats et se prépare une douloureuse et durable fracture. Nos gendarmes connaissent en retour « le mépris et la haine » de la population européenne.
La fin est navrante. Les humiliations se multiplient. Le drapeau algérien est hissé, seul, sur les casernes des brigades où l’ambiance est sinistre. La Gendarmerie est « bafouée, son personnel molesté, ses matériels confisqués, ses familles poussées à la rue ».
Sur un sujet aussi délicat, sans doute ce livre était-il bienvenu sur le plan historique, mais il se referme avec tristesse et amertume comme après un mauvais rêve.