« La Marine française pendant la guerre 14-18 » : en ces temps de commémoration autour du centenaire de la Grande Guerre, on pourrait naïvement se demander si tout n’a pas déjà été dit sur le sujet. Et pourtant, loin s’en faut : spécialiste de la Première Guerre mondiale et membre de la Société d’histoire maritime, l’auteur estime que ce dossier « n’a malheureusement été jusqu’ici que peu étudié ».
Aussi, bien qu’il présente son ouvrage comme un modeste « éclairage complémentaire », F. Schwerer livre en réalité ici une fresque documentée et passionnante. En se basant sur un riche corpus historique faisant la part belle aux témoignages – dont certains inédits – F. Schwerer jette une juste lumière sur le travail de l’ombre réalisé par la Marine française pendant les quatre années d’un conflit dominé par la manœuvre terrestre. Parmi les nombreux matériaux utilisés par l’auteur, on relèvera notamment l’apport des archives personnelles de l’amiral Schwerer, acteur privilégié de cette guerre navale – tour à tour sous-chef d’état-major de la Marine, commandant supérieur des batteries de canonnières fluviales, chef de cabinet du ministre de la Marine puis commandant supérieur des patrouilles de l’Atlantique et de la Manche – et théoricien lucide sur les forces et les faiblesses de son institution.
Au gré de quatre parties chronologiques, l’ouvrage dresse une analyse fouillée du rôle de la Marine en appui de la stratégie militaire générale, de sa doctrine, de sa cohérence capacitaire et des sensibilités et courants de pensée qui la traversent. On y découvre la mutation d’une Marine façonnée par un conflit à laquelle elle n’était pas préparée en août 1914 : depuis la Marine d’échantillons « sans véritable stratégie » héritée des théories de la Jeune École à la Marine composées d’escorteurs et de bases aéronavales focalisée sur la lutte contre les sous-marins allemands, ces quatre années de combat font que la Marine de 18 n’a plus grand-chose à voir avec la Marine de 14, comme cela fut également le cas pour l’armée française.(1) Après un état des lieux de la Marine à l’aube de la Grande Guerre (I), F. Schwerer décrit une Marine « à la recherche du combat décisif » (II) qu’elle ne trouvera pas, avant de consacrer la principale partie de son ouvrage à la « lutte obscure pour la victoire » (III), pour enfin décrire une « Marine de la victoire » (IV) à la fois oubliée et profondément divisée.
Tout en respectant une approche d’ensemble chronologique, chaque chapitre aborde un thème ou un épisode particulier, en laissant une large part à la confrontation des points de vue et à l’analyse de l’état d’esprit des décideurs politiques (ministre de la Marine et son entourage) et opérationnels (commandants de la 1re Armée navale et des escadres rattachées). On appréciera en particulier les pages sur les « années Lacaze » (2) qui analysent finement l’action des « élèves de l’amiral Courbet » à la tête d’une Marine confrontée à l’émergence du fait sous-marin d’une part et aux tensions politiques d’autre part. Le lecteur y découvre le tour de force opéré pour passer d’un outil offensif inadapté à une marine qui « ne cherche pas à conduire une guerre navale mais, plus modestement, à piloter les opérations navales d’une guerre totale ». Le tout dans un esprit résolument tourné vers l’action, au détriment de l’explication des décisions à l’opinion, ce qui contribuera à reléguer l’action de la Marine dans l’ombre.
On appréciera également les récits des principaux épisodes de cette guerre navale – l’échec des Dardanelles, le sauvetage de l’armée serbe, ou encore l’affaire d’Athènes – ainsi que les pages consacrées à la lutte contre la menace sous-marine qui offrent une riche analyse des argumentaires échangés entre les anciens et les modernes autour de la problématique des convois.
Au final, c’est bien le sous-titre qui rend le mieux compte de la contribution de F. Schwerer : en refermant ce livre, on mesure toute l’énergie silencieusement déployée par la Marine française pour « monter la garde pendant des années, sur des mers vides et pleines d’embûches, cherchant un ennemi qui se dérobait mais qui rôdait sans cesse autour d’eux » (3).
Pour le plus jeune lecteur, a fortiori s’il est lui-même marin, c’est une Marine d’un autre temps qui revit au fil des pages : une Marine d’escadres et de divisions, jouissant d’une grande indépendance politique, avec des chefs tout à la fois militaires, hommes politiques et diplomates… Mais ce même lecteur ne pourra s’empêcher de relever de nombreuses similitudes avec la Marine de son temps : le rôle central du théâtre terrestre comme point d’application final de la manœuvre navale, le rôle politique d’une marine, l’équilibre au sein des coalitions dans lesquelles on ne compte qu’à hauteur des moyens que l’on apporte, le rôle d’entraînement de la technique sur la doctrine navale, l’importance de la culture scientifique des chefs… Autant de continuités qui à cent ans d’intervalle méritent qu’on s’y attarde.
1 François Cochet et Rémy Porte : Histoire de l’armée française : 1914-1918 ; Tallandier, 2017 ; 528 pages.
2 Octobre 1915 – août 1917, période durant laquelle l’amiral Lacaze est ministre de la Marine.
3 Discours de Georges Leygues à la Chambre des Députés le 23 juin 1920.