Dans ce troisième et dernier volume de sa monumentale histoire du communisme, après les Bourreaux et les Victimes, Thierry Wolton traite des Complices, ces divers « compagnons de route » que Lénine avait dénommés en son temps d’« idiots utiles ». En décrivant avec force de détails la reconversion des anciens membres des nomenklaturas, dont certains ont commencé » leur « passage « dans les affaires dès les années 1986-1988, Thierry Wolton montre que seuls 10 à 20 % des anciennes élites communistes ont quitté la scène. Les autres sont devenus sociaux-démocrates, nationalistes, hommes d’affaires ou ont préservé leurs positions dans les divers organes du pouvoir.
À la question qu’il pose : « Tous coupables ? », il répond en classant les complices en deux grandes catégories. La première « aux ordres de Moscou » est celle des dirigeants des PC communistes étrangers, qu’ils aient passé toute leur existence dans l’opposition, comme Maurice Thorez, ou Palmiro Togliatti, où qu’après une période plus ou moins longue d’exil ou de clandestinité, ils soient parvenus au pouvoir en 1945-1946, les derniers l’ayant été en février 1948 à l’issue du « coup de Prague ». Seconde catégorie, celle de la « cécité volontaire », constituée des intellectuels, artistes et autres leaders d’opinion qui ont embrassé la foi marxiste-léniniste et ont vu dans l’URSS l’émergence d’un modèle à suivre quasi aveuglement. Cette puissante idéologie a agi auprès de bon nombre d’entre eux pour sa force attractive, ses vertus émancipatrices supposées, pour les promesses d’horizons nouveaux que leur offrait le communisme, nouvelle religion civile qui ébranlait les vieilles sociétés bourgeoises européennes, Pour bon nombre d’entre eux, dans les années 1930, Henri Barbusse, André Gide, André Malraux, l’URSS constituait le plus solide rempart contre le fascisme ou le nazisme. Plus tard, dans les pays colonisés l’idéologie marxiste a fourni aux leaders luttant pour l’émancipation de leurs pays une arme idéologique sans pareil ainsi qu’un programme pour l’avenir. L’un des plus célèbre de ces compagnons de route fut le journaliste américain John Reed, dont le récit Dix jours qui ébranlèrent le monde a été jugé par Lénine comme le plus fidèle témoignage sur la révolution d’octobre. D’autres, sont restés, plus ou moins longuement fidèles, à la nouvelle citadelle communiste comme Anatole France, Romain Rolland, Aragon, Jean-Paul Sartre : la galaxie des intellectuels européens proche du communisme fut fort riche Cette cécité fut le cas aussi des nombreux voyageurs qui se sont rendus en URSS sans les années 1920 et 1930, éblouis par les conquêtes populaires, les chantiers, les sirènes de la propagande, les mises en scènes savamment orchestrées. Pourtant nombreux ont été ceux qui ont mesuré à sa juste mesure le gouffre qui séparait le pouvoir du peuple, comme ce fut le cas du philosophe et mathématicien anglais Bertrand Russell. « Le bolchévisme est aristocratique en dedans et militant en dehors, déplore-t-il, les communistes n’ont pas les moindres égards pour le peuple ». Un constat qui fut celui d’André Gide et d’autres auteurs moins connus comme Victor Serge, (dont les lecteurs intéressés pourront lire le puissant témoignage « Mémoires d’un révolutionnaire » 1905- 1945 », 2017, 632 pages), véritable traversée de ce demi -siècle recru d’épreuves) ou Ante Ciliga. Opposant au stalinisme, ce dernier fut détenu plusieurs années en URSS. Il décrivit son expérience dans son ouvrage Dix ans au pays du mensonge déconcertant, publié pour la première fois en 1938 un des premiers témoignages complets sur le totalitarisme soviétique.
On trouvera dans l’ouvrage de Thierry Wolton une masse de documents, de témoignages, d’engagements en faveur du communisme venant de tous horizons, époque déjà bien lointaine, et révolue. Il est particulièrement intéressant de suivre les étapes successives du désenchantement vis-à-vis de l’idéal communiste, qui a commencé avec les révoltes ouvrières à l’Est (Berlin-Est, juin 1953, Hongrie octobre 1956, et Pologne, Printemps de Prague écrasé en août 1968).
C’est avec la troisième Partie, « L’irruption de la fin » que le récit de Thierry Wolton nous parle, plus directement car même si bientôt trente ans nous sépareront de la chute de l’URSS et de l’éclatement du système socialiste, les conséquences de l’époque communiste n’ont pas toutes été effacées dans tous les pays touchés par ce phénomène. De plus un milliard et demi d’habitants vivent toujours en régime communiste en ce début du XXIe siècle, en Chine, en Corée du Nord, à Cuba, au Laos, au Vietnam, alors que certains régimes en sont proches (Cambodge, Venezuela). La crise structurelle que le monde soviétique a connue depuis les années 1970 a posé la question de sa survie. Le constat en a été maintes fois dressé. L’appareil du Parti, administrations fédérales, Gosplan…, maître des choses, n’a su ni mobiliser efficacement les forces productives réparties sur cet immense territoire qui recouvrait le sixième des terres émergées, ni stimuler l’action des multiples agents économiques, ni répondre aux attentes de la population. D’où la baisse de la productivité depuis le milieu des années 1960, la faiblesse de l’agriculture, la course dispendieuse aux armements depuis la guerre des étoiles. La baisse brutale des cours pétroliers, principal poste d’exportation du pays, passés de 1985 à 1986 de 25 $ à 9 $ le baril, a porté un coup fatal à l’économie soviétique déjà affaiblie des maux décrits, auxquels se sont ajoutés la lutte contre l’alcoolisme qui s’est traduite par une chute des recettes fiscales. Pourtant l’économie soviétique avait enregistré de bons résultats en 1986, avec une croissance du PNB de 4,1 % et une production industrielle de 4,9 %, la production de pétrole avec 615 millions de tonnes (11,9 millions de barils-jour) avait atteint un sommet, et celle de gaz avait progressé de 7 % à 686 milliards de m3. La production de charbon s’élevait à 751 millions de tonnes. Dans le même temps, les importations de céréales n’ont cessé d’augmenter passant de 2,2 millions de tonnes en 1970 à 45,6 millions en 1985, la récolte des céréales passa de 191,7 millions de tonnes en 1985 à 210 millions en 1986. Aussi, alors que le coût des importations des céréales passe de 20 à 30 milliards de $, les revenus pétroliers, malgré une hausse de la production, au prix d’une exploitation prématurée des champs, se réduit de 25 à 20 milliards. S’y sont ajoutés des chocs externes : dégradation de la balance des paiements, assèchement des devises convertibles, coût du maintien de l’Empire de Cuba à la Pologne, engagement en Afghanistan, catastrophes survenues simultanément (Tchernobyl, tremblement de terre en Arménie…). L’ignorance des dirigeants en matière financière leur a été fatale : rouble surévalué, mauvaise allocation des investissements, structure des prix artificiels. La spirale descendante ne s’est pas fait attendre : endettement croissant et crédits politiques, exacerbation de la question nationale. Parmi tant d’autres indices les stocks de farine au 21 mai 1991 sont de 1,5 million de tonnes soit quinze jours de consommation alors que les caisses sont vides Est-ce la situation de février 1917 ? Le PIB chute de 17 %, baisse plus élevée que celle des États-Unis durant la Grande dépression. De l’intervention de l’URSS en Afghanistan, le jour de Noël 1979, à la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, Thierry Wolton décrit les dix années qui ébranlèrent le monde communiste, un récit fouillé, qui mène le lecteur sur tous les fronts de la révolte des peuples, en Roumanie, de la révolution de velours tchèque, en décrivant longuement l’apport décisif qui fut celui de la Pologne et de Solidarnosc.
Le livre aurait pu se clore le 25 décembre 1991, lorsque le drapeau tricolore de la Russie a remplacé le drapeau rouge sur les murailles du Kremlin, mais non il le poursuit encore sur deux cents pages en décrivant l’héritage : le monde d’après ! Difficultés toutes relatives de la transition économique et politique dans les ex-démocraties populaires, qui ne sont rien à ses yeux au regard de ce qu’il appelle le « naufrage russe » à la fin de la période elstinnienne, Le naufrage a été épargné à la Russie grâce au retour du KGB au pouvoir. Une vision qui simplifie la réalité complexe de la société russe. Il ressort de cette dernière partie un tableau contrasté fait d’ombres et de lumières, de zones blanches et de zones grises. Il est vrai que les dirigeants russes ne veulent pas dévoiler dans tous leurs détails les famines communistes, des années 1930 et ont eu tendance par ailleurs à réhabiliter Staline, qui, à leurs yeux, a sauvegardé la nation russe contre l’offensive nazie, affirmation que l’on ne peut contester le maître du Kremlin ayant été l’alliés des démocraties occidentales dans la lutte contre le nazisme. Le peuple russe dans son ensemble, veut se détourner de ces pages sanglantes. Pour preuve l’attitude officielle vis-à-vis de la révolution d’octobre faire de réserve et de distanciation. Celle -ci oscille, entre oubli et absence de position claire. Avec la dramatique’ expérience cambodgienne, des années 1975- 1979, le déni cubain, la forteresse nord-coréenne, l’ouverture contrôlée de la Chine où se mêlent orthodoxie officielle, nationalisme et volonté de puissance sur fond d’économie de marché « capitaliste » les, divers PC disséminés sur la surface de la terre, se cramponnant dans l’exaltation d’un passé révolu l’image d’un monde communiste, unifié et monolithique, tel qu’il avait été entre 1950 et 1960, s’est depuis longtemps brisé à jamais. La compétition géopolitique entre grandes puissances, États-Unis/Chine, États-Unis/Russie, redouble d’intensité, mais son contenu idéologique s’il n’a pas été entièrement vidé de sens, se réduit à la défense d’un système de valeurs démocratiques, des droits de l’homme de la liberté et de la justice, sur lesquels un Donald Trump jette un regard détaché. « Nous sommes en train de vous faire quelque chose de terrible, nous sommes en train de vous priver d’ennemi. » Cette interpellation du directeur de l’Institut des États-Unis de la prestigieuse Académie des Sciences, fondée par Pierre le Grand, Gueorgui Arbatov, si souvent citée, qu’elle en est devenue un lieu commun, n’a-t-elle pas gardé tout son sens ?