Il est aujourd’hui de bon ton de faire référence aux penseurs asiatiques dans la mesure où la zone Asie-Pacifique est devenue le nouveau centre de gravité du Monde. Citer Sun Tzu est aujourd’hui « tendance », alors même que les connaisseurs du personnage étaient très rares il y a encore cinquante ans.
C’est donc un paradoxe que la redécouverte du stratège chinois tant par les Chinois eux-mêmes que par les Occidentaux. D’où le mérite de ce petit ouvrage rédigé par le lieutenant-colonel Yann Couderc, breveté de l’École de Guerre et spécialiste de la pensée stratégique asiatique et qui présente Sun Tzu et son traité L’art de la guerre ou du moins ce que l’on connaît d’un personnage, dont l’authenticité n’est pas formellement établie.
C’est également l’opportunité de plonger dans un système intellectuel très différent de nos modèles occidentaux et donc de jeter un regard croisé sur une approche distincte de la guerre où le politique l’emporte sur l’emploi de la force brute.
Tout d’abord la question de l’existence de Sun Tzu se pose, même si d’étonnantes et abondantes hagiographies existent en chinois avec force détails. La tradition rapporte que le stratège aurait vécu entre le VIe et le Ve siècle avant Jésus Christ à une période où des royaumes combattants ne cessent de guerroyer, en utilisant des paysans soldats, l’infanterie étant la reine des batailles. De fait, un Traité dont les premières versions étaient écrites sur des lattes de bambou circule depuis plus de vingt-deux siècles et propose un texte figé ultérieurement et qui décrit l’art de la guerre avec l’usage de la ruse et de la force, l’importance du renseignement et l’importance de l’esquive.
L’héritage de Sun Tzu va cependant se diluer à travers le confucianisme qui va en quelque sorte figer la pensée chinoise pendant deux mille ans en disqualifiant la guerre pour privilégier la stabilité et l’immobilisme sociétal. Le modèle chinois va ainsi se rigidifier, incapable d’innover, pour aboutir à partir du XIXe siècle à l’effondrement de l’Empire et ses structures traditionnelles. C’est le dépeçage par les puissances coloniales et le Japon jusqu’à l’émergence de nouveaux chefs militaires remettant en cause par la révolution le régime impérial. Tchang Kai Check puis Mao Zedong vont après avoir combattu l’occupant japonais s’entre-déchirer. Le leader communiste dans sa conquête du pouvoir et dans l’instauration de la République populaire va développer ses théories militaires prônant la guérilla subversive. Durant la Révolution culturelle, toute référence à Sun Tzu, Confucius et Lao Tseu est strictement interdite au profit de la pensée unique du « grand timonier ». Aujourd’hui, bien au contraire, l’armée populaire chinoise revendique cet héritage au point d’offrir des éditions de luxe de Sun Tzu à ses invités officiels, d’autant plus que sa pensée vient renforcer la stratégie chinoise en privilégiant une approche globale et évitant l’affrontement direct.
L’auteur aborde également la place de Sun Tzu dans la littérature stratégique occidentale. La première traduction fut faite en 1772 par le père Amiot, jésuite français. Mais ce n’est qu’à partir de 1963 avec une nouvelle traduction anglaise que le traité a commencé à être connu et étudié en Occident. Sa diffusion s’est accélérée d’autant plus que l’intérêt pour la Chine maoïste s’est accru. Depuis, l’œuvre attribuée à Sun Tzu fait partie des classiques de la stratégie et mérite d’être relu avec attention à l’heure des conflits hybrides.
Malgré une typographie peu agréable à la lecture, il faut saluer l’intérêt de ce petit ouvrage qui apporte un éclairage synthétique et bienvenu sur un des stratèges les plus emblématiques, d’autant plus que la Chine a retrouvé sa puissance impériale et n’a de cesse de moderniser ses forces armées.