« The United States must decide if it wants to remain a liberal superpower ». Tel est le constat formulé par Thomas J. Wright en achevant cet essai en décembre 2016, à la rotule entre les présidences Obama et Trump. Directeur du projet « Ordre international et stratégie » à la Brookings Institution, l’auteur dresse avec All Measures Short of War un bilan réaliste du retour des rivalités géopolitiques et s’attache à proposer en conséquence une stratégie pour son pays. Une stratégie pour la compétition du XXIe qui s’ouvre. Une stratégie pour préserver la « paix froide » dans un monde interdépendant où s’expriment sans complexe les rivalités.
Tout commence avec le constat de la divergence : l’ère de convergence sans précédent qui a rythmé les deux décennies post-guerre froide autour de l’apparent magnétisme du modèle libéral est bel et bien révolue. Selon l’auteur, cette divergence, qui a d’abord lentement couvé au tournant du siècle, se manifeste désormais sans fard à travers la montée des « puissances révisionnistes » d’une part et les crises à répétition qui frappent l’Europe et le Moyen-Orient d’autre part. L’ouvrage s’ouvre ainsi sur une fresque des trois principales régions où se concentrent les intérêts américains. Wright montre comment chacune d’entre elles pose à sa manière un challenge à l’ordre libéral en général et au leadership américain en particulier.
En Europe, où les crises se succèdent depuis une décennie, c’est ainsi une « prolonged period of drift and introspection » qui s’ouvre, tandis que la réalité géopolitique fait son retour en force à ses frontières : au sud avec la crise du Moyen-Orient, à l’est avec la pression de la puissance révisionniste russe. L’analyse de l’état d’esprit russe est ici particulièrement pertinente, l’auteur montrant comment le jeu poutinien depuis 2007 est le symptôme non pas d’un désaccord conjoncturel mais d’une profonde divergence quant aux notions d’ordre mondial et de souveraineté, sur fond de sentiment revanchard. En Asie, où la compétition régionale est intense, le défi posé par la Chine est lui d’une tout autre nature. Après avoir montré comment elle cherche à instaurer une sphère d’influence régionale irréversible et à la faire accepter comme telle par les États-Unis, Wright montre que tout renoncement à la liberté d’action américaine dans cette zone serait une erreur. Enfin, au Moyen-Orient, l’enjeu n’est pas celui d’une conquête d’influence, mais plutôt d’éviter une aggravation qui pourrait rendre la situation hors de contrôle et affecter durablement les intérêts américains.
Dans les trois cas, Wright suggère que si aucun des joueurs – au premier chef la Chine – n’a d’intérêt à provoquer une guerre, les lignes rouges et la contestation de l’ordre en place sont en revanche bien réelles. Le XXIe siècle s’ouvre donc sur compétition entre acteurs interdépendants : la coopération n’exclut pas la rivalité.
Dès lors, que doivent faire les champions historiques de l’ordre libéral ?
Pour une première école influente, la tentation du retrait est forte. C’est la doctrine du restraint, qui prend alternativement la forme de l’insularité stratégique – offshore balancing – ou de l’acceptation – accomodation – du révisionnisme. Or, cette approche, qui fût en partie celle du président Obama, est selon l’auteur contraire aux intérêts fondamentaux des États-Unis sur le long terme. Et le America First du président Trump aggrave un peu plus encore cette tendance. Wright plaide à l’inverse pour une stratégie de « compétition responsable » : c’est le cœur de sa thèse. Ni recherche naïve d’une convergence révolue, ni interventionnisme libéral, la responsible competition consiste à s’insérer dans la compétition mondiale pour garantir partout un équilibre des forces et amener ainsi les puissances tentées par le révisionnisme antilibéral à devenir des partisans raisonnables d’un statu quo. Loin d’être une puissance sur le déclin, les États-Unis sont selon Wright condamnés à rester des compétiteurs libéraux impliqués, dans leur intérêt. Mais surtout des compétiteurs responsables capables de vivre la rivalité sans jamais s’entraîner dans une partie au bord du gouffre : toutes les mesures, hormis la guerre !
Au total, s’il ne sera sans doute pas dans l’immédiat le livre de chevet de l’actuelle administration américaine, All Measures Short of War est un ouvrage percutant qui arrive à point nommé en début de présidence Trump.
Au-delà du seul manifeste pour une stratégie, le lecteur y trouvera une réflexion approfondie sur le « bien commun » qu’est l’ordre libéral hérité de la Seconde Guerre mondiale, et qui n’est pas irréversible. C’est également une réflexion sur les notions d’intérêt vital et de ligne rouge. Pour le lecteur français et européen, c’est enfin une invitation à penser la notion de compétition.