Le 2 mars 1917, Nicolas II abdique en faveur de son frère, le grand-duc Michel. Le lendemain celui-ci renonce au trône en attendant qu’une éventuelle assemblée constituante se prononce sur la forme de l’État. Si c’est donc bien le 3 mars 1917 que le régime monarchique prit juridiquement fin en Russie, François Antoniazzi considère que c’est le dimanche 26 février que le tsar perdit définitivement la partie contre le peuple insurgé de Petrograd.
L’auteur retrace magistralement dans 1917 à Petrograd, les moments clés de la révolution de février, en remontant à ses prodromes et à l’assassinat de Raspoutine le 16 décembre 1916. Il s’appuie, pour ce faire, sur une quantité importante de sources inédites dans l’historiographie francophone, ce qui lui permet de donner un récit extrêmement détaillé des événements. On relèvera à cet égard le rôle néfaste de l’entourage militaire du Tsar (les généraux Rouski et Alexeieff) dont le manque de caractère et le pessimisme conduiront peu à peu le souverain à accepter une abdication qui n’allait pas de soi. Antoniazzi met souvent l’accent sur la psychologie des différents acteurs, et sur leurs motivations, ce qui rend la lecture de ce gros ouvrage de plus de 700 pages d’autant plus vivante.
Mais, ce faisant, l’auteur va plus loin et s’interroge sur les causes réelles de la révolution de Février et sur le rôle des minorités actives, que les bolcheviks qualifieront plus tard d’« avant-gardes révolutionnaires ».
Antoniazzi relève ainsi que si certains peuvent s’étonner que le soulèvement du prolétariat de Petrograd, conjugué avec la révolte de la garnison, ait suffi pour renverser la monarchie, « en réalité, les journées de février et de mars 1917 en Russie illustrent de manière frappante le fait que c’est régulièrement une minorité des plus réduites par rapport à l’ensemble de la population d’un pays qui est à l’origine des changements fondamentaux d’orientation politique et sociale. » En 1917, cette minorité agissante est constituée par le prolétariat de Petrograd, ou du moins ses éléments les plus avancés et les mieux formés politiquement. Par contre, « jamais le prolétariat n’aurait réussi à renverser la monarchie, même avec le concours de la garnison de Petrograd, s’il n’avait bénéficié dans tout le pays de la complicité passive des plus larges couches de la population, en d’autres termes de la désaffection générale à l’endroit du régime tsariste », qui résultait de la guerre.
L’aveuglement des autorités impériales n’en est que plus flagrant. Comment s’imaginer qu’après trente mois de guerre, « dans les conditions où elle se déroulait sur le front russe, il était encore possible d’exalter le patriotisme des soldats et de raviver leur sentiment du devoir en leur faisant miroiter la conquête de Constantinople et la restitution de Sainte-Sophie au culte orthodoxe ? »
Dans ces conditions, était-il possible pour le pouvoir tsariste de résister au processus révolutionnaire ? En théorie, pour François Antoniazzi, la chose n’était pas impossible. En effet, dans certaines limites, une nation constitue « un élément passif, malléable, susceptible d’être entraîné dans un sens ou dans l’autre ». Il en résulte que jusqu’à un certain point, le pouvoir établi peut « braver son opinion publique et il peut le faire assez longtemps et assez nettement dans la mesure où son action, dans d’autres domaines, lui fournit matière à satisfaction. » En outre, si les tournants décisifs dans l’histoire d’un pays, comme les révolutions, sont le fait de minorités agissantes et décidées, « leur réussite à plus ou moins longue échéance est en fin de compte fonction de l’état d’esprit de l’ensemble de la population qui donne après coup son consentement à l’œuvre accomplie ou le refuse. Sans ce consentement du pays dans son ensemble, toute révolution, toute réforme profonde est vouée à l’échec. » L’échec de la révolution de 1905 s’explique par les deux considérations qui précèdent.
En 1917, par contre, la situation était très différente, en particulier en raison de la durée de la guerre, et surtout de sa continuation. L’état d’esprit du pays explique donc que les ouvriers de la capitale aient réussi à renverser le régime monarchique avec le concours actif de la garnison, et que le pays ait laissé faire puis approuvé le fait accompli. On pourrait toutefois s’interroger sur ce qui se serait passé si le Tsar avait pris l’initiative d’un armistice...
Par ses qualités scientifiques et littéraires (le livre se lit véritablement comme un roman), 1917 à Petrograd deviendra rapidement, à n’en pas douter, une référence dans la bibliographie de la révolution de Février.