S.P.Q.R. – Senatus Populusque Romanus (« le Sénat et le peuple romain ») – est l’abréviation qu’utilisaient les Romains pour désigner leur État. Plus de quinze siècles après son effondrement, l’ancienne Rome continue de soutenir l’édifice de la culture occidentale, de façonner notre vision du monde. Comment et pourquoi ce qui n’était apparemment qu’un village insignifiant de l’Italie centrale a-t-il pu devenir une puissance à ce point dominante, exerçant son autorité sur un vaste territoire déployé à travers trois continents et façonnant nombre de nos concepts fondamentaux sur le pouvoir, la citoyenneté, la guerre, l’empire, etc. ?
La synthèse de Mary Beard, professeur d’histoire ancienne à Cambridge, a vocation à nous apporter des éléments de réponse. Elle couvre la période allant de la fondation de la ville en 753 av. J.-C. à l’an 212 de notre ère, date de l’édit de Caracalla accordant la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire, soit 30 millions de provinciaux. Elle ne s’intéresse en effet ni au déclin ni à la chute de Rome, mais à l’histoire de son expansion et aux raisons de sa longévité.
Mary Beard procède ainsi à une relecture critique de l’histoire romaine officielle en relevant à chaque étape les limites de celles-ci, en montrant son étroite dépendance à l’égard des seules sources qui ont survécu au temps, ce qui laisse place à une (ou des) histoire alternative possible. On croit en effet tout connaître de Rome, et l’on s’aperçoit ici que nos connaissances évoluent au fur et à mesure des découvertes archéologiques et scientifiques.
Cette approche est particulièrement fructueuse pour les temps archaïques de la vie de Rome. Ainsi, bien que les Romains supposaient que Romulus, leur fondateur mythique, eut donné son nom à la ville, il se pourrait bien qu’en réalité ce personnage ne soit qu’« une construction imaginaire que les Romains ont fait sortir du nom de ‘‘Rome’’. Romulus ne serait ainsi que le ‘‘Monsieur Rome’’ archétypal. »
De même, les « batailles héroïques » du VIe ou du Ve siècles av. J.-C. eurent toutes lieu en réalité dans un périmètre restreint s’étendant sur une vingtaine de kilomètres autour de Rome et ressemblaient plutôt à des « razzias de voleurs de bétail » qu’à des affrontements organisés. Il est même possible qu’elles relevaient plus du domaine de la violence privée mise en œuvre par quelque chef de bande et n’aient même pas été livrées au nom de Rome. « C’était un monde de seigneurs et de bandes armées, sans légions organisées et sans politique étrangère. »
Sur le plan des institutions politiques, Mary Beard considère que la Rome des débuts de la République devait être bien moins structurée que les anciens récits ne le suggèrent. Les historiens romains du Ier siècle avant notre ère, sur lesquels nous nous appuyons encore, ont, somme toute, réécrit l’histoire primitive de la ville dans un langage plus tardif et qui ne correspond pas à la réalité des temps archaïques. En outre, paradoxalement, ils ne disposaient pas de plus de sources que les historiens modernes et à certains égards ils en possédaient même moins ! Ce qui conduit l’auteur à affirmer qu’« à certains égards, nous savons plus de choses sur la Rome antique que n’en savaient les Romains eux-mêmes ».
Au-delà des événements politiques ou militaires, la description de la société romaine est un point fort du livre. Une partie importante est ainsi consacrée à la vie quotidienne des citoyens, et des non-citoyens (notamment les esclaves), de Rome. Elle s’appuie sur des découvertes archéologiques récentes.
On relève ainsi dans l’histoire de Rome, plusieurs périodes de « remplacement des élites ». Ainsi, le « conflit des ordres », tranché définitivement en 367 av. J.-C. par l’admission des plébéiens à tous les emplois publics, loin de simplement mettre fin à la discrimination qui s’exerçait à leur égard, avait eu des conséquences bien plus importantes : « La classe dirigeante avait été efficacement remplacée : définie jusque-là par la naissance, c’était maintenant le degré de richesse et le mérite qui prévalaient. » On retrouvera le même phénomène 212 ap. J.-C. avec la distinction entre honestiores et humiliores.
Autre élément intriguant que relève le livre : l’absence de force de police à Rome malgré une criminalité importante (une petite force de sapeurs-pompiers sera créée par Auguste).
Sur le plan juridique, quelques concepts forgés à Rome resurgiront à notre époque. Lors de la guerre des Gaules, César massacra plus d’un million de personnes, hommes, femmes et enfants confondus, ce qui conduisit Caton à réclamer qu’il soit jugé par l’une des tribus gauloises qu’il avait exterminées, et plus tard, Pline l’Ancien à dénoncer dans la conduite de cette campagne un véritable « crime contre l’humanité », marquant ainsi la naissance de cette notion, qui sera redécouverte au XXe siècle.
La question, difficile, de la transmission du pouvoir impérial n’est pas oubliée par l’auteur. Elle est liée à celle de l’image des empereurs dans l’histoire. Ainsi, pour Mary Beard, « le processus politique propre à chaque succession avait une influence majeure sur la manière dont les empereurs défunts entraient dans l’histoire, leur carrière et leur caractère étaient à chaque fois réinventés pour servir les intérêts de ceux qui leur succédaient » : « Dans l’histoire romaine, c’est une règle de base, les empereurs assassinés… étaient diabolisés. Ceux qui mouraient dans leur lit, et auxquels succédait un héritier et fils étaient loués pour leur générosité, leur bienveillance, leur dévotion à la prospérité de Rome… »
Mary Beard nous a ici montré que l’histoire romaine, loin d’être figée dans le marbre, est constamment révisée en fonction de nouvelles découvertes – faites sous terre, sous l’eau, et même dans les bibliothèques – au cours des dernières décennies. À la fois précis dans la description de la vie romaine et global par son approche, S.P.Q.R. renouvelle ainsi énormément notre regard sur cette civilisation, à laquelle nous devons encore beaucoup de nos références politiques et de nos institutions.