À l’heure où l’Europe est à un tournant de son histoire millénaire, il paraît utile de mieux savoir ce qu’elle est réellement. Ravissante nymphe enlevée par Zeus, déguisée pour l’occasion en taureau qui la conduit de l’Orient à la Crète, l’Europe a revêtu aux cours des siècles bien des aspects. Ceux des Empires, romain, carolingien, napoléonien, ou l’« ordre nouveau » d’Hitler. Celui d’une communauté économique devenue depuis 1993 l’Union européenne à 28 membres, en passe avec le Brexit d’être réduite à 27 membres, avant peut-être de s’élargir aux pays balkaniques.
Doit-on d’ailleurs parler d’Europe ou des Europes, où sont ses frontières, quels sont ses grands fleuves, Rhin, Elbe, Oder, Oural, qui ont de tout temps servi à la fois de barrière, d’espace de communication et d’échanges ou d’affrontements. La multiplicité des frontières a toujours été la marque d’identité de l’Europe par rapport aux espaces asiatiques de la Russie, de la Chine ou de la grande plaine américaine ; une caractéristique sur laquelle Montesquieu ou Hume ont mis l’accent. Aujourd’hui, l’Union européenne, compte 14 000 kilomètres de frontières extérieures, mais environ 90 frontières interétatiques pour une longueur totale de 37 000 kilomètres. Certaines sont les plus vieilles du monde (Espagne/Portugal, Espagne/France, Andorre/Suisse, Norvège/Suède), mais la moitié date de 1989. Avec un quart des frontières mondiales et un quart du nombre des États reconnus par l’ONU (193), alors qu’elle ne regroupe que 8 % de la population mondiale, et 3,3 % des terres émergées, mais plus du quart de la richesse mondiale, l’Europe occupe une place à part dans l’espace mondial. On l’a dit, l’histoire de l’Europe c’est celle de ses frontières. Appellations si diverses, et parfois trompeuses, en anglais : frontier, border, confine, en serbe : krajin. Si boundary implique le lien, frontière ou frontera sont plus proches de « front », alors que l’allemand et le slave Grenze et granica, désignent initialement l’objet « borne ». L’Ukraine dont on a tant parlé, désigne étymologiquement le « pays-frontière », comme l’a été la Krajina serbe, ressurgie lors des guerres yougoslaves des années 1990. Mais à l’intérieur de ces enveloppes, que de diversités physique, mentale, culturelle. Celles de campagnes, labourées de la main de l’homme depuis des millénaires, les villages ou bourgs, avec leurs clochers ou beffrois, les places si fameuses, cœur battant des villes et de mouvements populaires de la Concorde, la Bastille à Maïdan à Kiev, en passant par Wenceslas, à Prague, la Piazza del Populo, à Rome, Taksim à Istanbul. Telles sont quelques-unes des mille et une questions auxquelles les 109 auteurs, issus des cinq continents, qui ont œuvré à ce livre-monument apportent des réponses, parfois réduites à deux pages, parfois à de courts essais d’une dizaine de pages.
Si Europa, notre histoire, emprunte son nom au latin, c’est d’emblée pour donner à son entreprise jamais tentée jusqu’alors, un imaginaire plus large, qui ne se confine ni à une histoire linéaire des nations européennes, ni même à une histoire comparée des sociétés européennes ou d’une histoire de la civilisation européenne, domaines tant de fois explorée. C’est pour échapper à l’illusion d’une unité préétablie, une histoire, un héritage, une mémoire européenne au singulier que les maîtres d’œuvre ont bâti leur monument autour de trois pôles. La première porte sur ce que Saint Augustin appelait dans ses Confessions la « présence du passé ». Un passé pour reprendre l’expression d’Henry Rousso, que ne passe pas : héritage des deux guerres mondiales, de la guerre d’Espagne, où le problème catalan a joué un rôle déclencheur, le génocide arménien, jamais reconnu officiellement par la Turquie, la Shoah.
Le deuxième pôle que nous avons déjà mentionné, intitulé « les Europe » décryptent la géographie des mémoires à travers leurs multiples incarnations, et figures. Celles des héros, Alexandre et César, les légendes de Napoléon, Churchill, l’inflexible, est-il l’Européen suprême, on peut en discuter. Par contre le génie si divers et productif de Leonard de Vinci, emporte une large adhésion, avec Shakespeare qui a inventé l’Européen alors que Dante, Cervantès, Goethe, Chateaubriand ou Hugo, restent cantonnés dans leur espace national. On voit que le Schisme de 1054, qui a séparé l’Église d’Occident de celle d’Orient-orthodoxe, qui fait l’objet d’un article, a laissé des traces. Nulle place faite à Tolstoï, que l’académicien Dominique Fernandez compare à Homère ou à Dostoïevski, dont Nietzsche a dit qu’il était le seul psychologue qui lui ait appris quelque chose. Figures de la passion et du sacrilège incarnés par Carmen, héroïne de l’amour libre, Saint-Jacques, le sens du chemin, Luther, Calvin, Ignace de Loyala, la passion du salut, Faust, qui vend son âme et Don Quichotte qui part à l’assaut des rêves. Enfin les mémoires européennes sont vivantes et imbriquées. Elles apparaissent limitées.
Europa, notre histoire, pense l’Europe dans la durée, dans l’espace et dans son ensemble. Elle ne suit pas un chemin chronologique, linéaire, c’est encore moins une histoire des nations européennes. Déjà dans les années 1930, Marc Bloch avait écrit qu’il n’y avait pas d’histoire de France, mais une histoire de l’Europe, ce à quoi Fernand Braudel a ajouté qu’il n’y a pas d’histoire de l’Europe il y a une histoire du monde. Nos auteurs ne vont pas jusqu’à envisager une histoire du monde, mais certains d’entre eux posent un regard du monde sur l’Europe, qui a été longtemps le centre du monde. Ses croisements et confluences, autant d’espaces géopolitiques, qui l’ont façonnée, ont été des théâtres d’affrontements. La Méditerranée, longtemps centre de gravité de l’Europe, le carrefour adriatique, qui a mis en contact l’Italie, longtemps restée l’expression géographique de Metternich, l’Autriche-Hongrie via Trieste et Rijeka, et les Balkans. Constantinople, Byzance, Istanbul, gardiennes d’un Empire millénaire, et des Détroits, au statut variable du Traité de Paris de 1856 à la Convention de Montreux de 1936. Certaines villes ont semblé avoir été le théâtre de bien de malheurs, comme Prague de la fameuse défenestration de 1618 qui a enclenché la guerre de Trente Ans jusqu’au printemps de 1968, écrasé par les chars du Pacte de Varsovie, en passant par les « coups » de 1938 et 1948. Jérusalem, Athènes, Rome. Les trois villes rythmiques, ainsi s’exprime Victor Hugo, en 1867, dans « Choses vues ». L’idéal se compose de trois rayons : le Vrai, le Beau, le Grand. De chacune de ces trois villes sort un de ces trois rayons. À elles seules, elles font toute la lumière. Jérusalem dégage le Vrai, Athènes dégage le Beau, Rome dégage le Grand. Autour de ces trois villes l’ascension humaine a accompli son évolution. Belle image, qui reflète un certain eurocentrisme, image vraie mais incomplète, car il y a eu Byzance, mais celle-ci était-elle d’Europe et en Europe, question bien actuelle ? Il y a aussi Moscou, qui s’est déclaré après la chute de Byzance, la troisième Rome. Ceci pose, une fois de plus, la question des limites de l’Europe, qui longtemps se sont confondues avec les remparts de la chrétienté ou avant de la romanité. Que de murs ont été édifiés. Il y eut le limes, qui a protégé l’empire des Barbares, le mur d’Hadrien, l’Angleterre de l’Ecosse, et celui de Berlin dont l’effondrement a fait entrer l’Europe dans une ère nouvelle, celle de la réunion de sa partie occidentale et orientale. Mouvement d’ailleurs inachevé, car où fixer les limiers de l’Europe ? Longtemps l’Europe a semblé s’être constituée par rapport au quadrilatère fluvial Rhin, Elbe, Oder, Oural. Au nord, le souvenir de la Hanse, de la Baltique est-il encore vivace ? En tout cas il explique en partie la réussite commerciale allemande actuelle avec son excédent commercial, que d’aucuns qualifient d’insolent avec 274, 6 milliards de $, dépassant de loin le chinois avec 155,3 milliards, qui vient d’être rattrapé par le japonais à 192,2 milliards de $, la France ayant réduit son déficit à 26 milliards. Bien entendu l’Europe n’a pas exporté que ses biens et services, mais aussi son esprit, ses révolutions, ses armes (la kalachnikov est citée comme icône de guerre), sa langue de l’opéra, sa cuisine, elle a échangé aussi avec les autres continents et continue à le faire étant la première puissance marchande de la planète. Certes le temps où l’Europe a nommé le monde, comme pour America ou les vingt-quatre Paris ou trente-trois Berlin qui existent aux États-Unis est bien révolu, mais l’observatoire de Greenwich créé en 1675 par Charles II, huit ans après celui de Paris, s’est bien vu reconnaître en 1884 le privilège d’être le méridien universel. Trois sièges permanents sur cinq au Conseil, de Sécurité sont occupés par des puissances européennes. Les grandes langues européennes (anglais, espagnol, russe, français, portugais, allemand) demeurent des langues mondiales. C’est d’Europe que sont issus les droits de l’homme, la Croix Rouge, fondée à Genève en 1863, un des autres grands emblèmes de la mondialisation. Europa, notre histoire en explorant les mille et une faces de notre passé commun, éclaire celles de notre avenir. Ni radieux, ni sombre, il sera celui qu’auront forgé les volontés rassemblées des peuples et sociétés européennes. Europa, notre histoire est une fontaine de savoir et de plaisir, une source inépuisable de citations. Sa lecture patiente au gré des passions ou des intérêts des lecteurs fournit la preuve que l’Europe ne relève pas que du passé et qu’elle reste encore largement au centre des pulsations du monde.