Tous les observateurs attentifs de la société russe ont été frappés par une sorte de paradoxe : sous une apparence formellement féminine, les femmes russes montrent ouvertement de fortes tendances directives, voire dominatrices à l’égard des hommes, lesquels se retrouvent souvent de ce fait infantilisés au niveau familial alors qu’ils dominent officiellement la vie politique et la direction des entreprises, domaines où toute idée de parité est exclue. Déjà au XIXe siècle, Anatole Leroy-Beaulieu, remarquait entre les deux sexes « une sorte d’inversion de qualités ou de facultés… Si l’on pouvait reprocher parfois aux hommes quelque chose de féminin, les femmes, en compensation, avaient dans le caractère et dans l’esprit quelque chose d’énergique et de viril. »
Cette domination féminine incontestée au niveau micro-sociologique expliquerait paradoxalement pourquoi le féminisme revendicatif occidental, fondé sur des droits abstraits, est quasiment absent en Russie, car inutile et même contre-productif, du point de vue d’une stratégie collective féminine implicite.
Elle explique aussi le caractère apparemment conservateur de la société russe, même s’il convient ici de nuancer. Second paradoxe en effet : sont promues par le pouvoir russe actuel certaines valeurs que l’on qualifierait en Occident de « conservatrices » (la défense de la famille, le patriotisme, l’interdiction de la propagande en faveur de l’homosexualité, etc.), tout autant que sont admises par lui des tendances considérées en Occident comme « progressistes » (facilité du divorce, dont les femmes russes ont le plus souvent l’initiative ; recours important à l’avortement et à la gestation pour autrui rémunérée). Ces deux catégories antinomiques de valeurs se trouvent incidemment être conformes aux intérêts féminins, ce qui pourrait constituer une éventuelle clé de lecture de nature à résoudre les paradoxes que nous avons évoqués plus haut.
L’enquête sociologique approfondie réalisée par Maureen Demidoff apporte, sans toutefois la formuler expressément, des éléments de nature à étayer cette hypothèse du caractère fortement matriarcal de la société russe. Elle s’appuie sur des entretiens avec quatorze femmes, appartenant à trois générations différentes. Ils décrivent souvent, dans les mots de l’une d’elle, une femme russe « courageuse, forte de caractère et autoritaire, souvent divorcée », qui « porte depuis trop longtemps toute seule le pays sur ses épaules. » L’analyse de ces entretiens par le seul homme du livre, un psychanalyste, clôt l’ouvrage et nous donne quelques clés d’explications tout à fait éclairantes.
À travers ces témoignages relevant de milieux sociaux différents, nous découvrons un panorama remarquablement homogène de la société russe. Au-delà d’un dénigrement systématique de la gent masculine (à l’exception de la figure inaccessible de Vladimir Poutine !), ils laissent apparaître un profond malaise existentiel, une forte tendance à la complainte caractéristique des cultures slaves, de même qu’une vision naïve de l’Occident où la vie y serait « plus normale qu’en Russie ».
Une enquête précieuse pour comprendre la Russie d’aujourd’hui et ses problèmes existentiels, au-delà des clichés et des fantasmes occidentaux.