À l’heure où les meilleurs esprits écrivent que « les guerres se multiplient et ne connaissent pas de fin » (1), il est intéressant de se référer aux dures leçons de l’histoire militaire, comme de l’histoire tour court. Que n’a-t-on écrit sur cette fameuse bataille de Koursk, la plus sanglante du second conflit mondial, peut-être de tous les temps, en tout cas le plus important affrontement de blindés de l’histoire militaire qui a eu lieu le 13 juillet 1943 dans la plaine de Prokhorovka.
Docteur en histoire, Roman Töppel, né à Bautzen en ex-Allemagne de l’Est (où lui fut enseignée une des versions de l’histoire), auteur de diverses contributions sur la bataille de Koursk, fait le point des divers témoignages, récits, ouvrages qui ont porté sur la bataille dont celle de Jean Lopez, que nous avons recensé dans la Revue Défense Nationale, traducteur du livre de Töppel.
Que fut-elle ? Une bataille, une campagne, une opération ? S’est-il agi d’une opération simple ou combinée ? La propagande allemande parle des combats de juillet 1943 comme la bataille entre Orel et Bielgorod. En fait, ils désignent par leur engagement à Bielgorod l’opération Citadelle c’est-à-dire la première phase de la bataille de Koursk. En revanche, du côté soviétique, les combats de l’été 1943 à Orel, Koursk et Kharkov reçoivent le nom de bataille de Koursk (Kurskaïa bitva). Si Koursk a été une fantastique bataille de blindés, elle fut aussi un duel d’artillerie exceptionnellement massif ; mais en outre une des plus grandes batailles aériennes de la Seconde Guerre mondiale, ce qui, jusqu’à présent, n’a suscité qu’un intérêt marginal.
L’intérêt de l’ouvrage de Roman Töppel, est qu’il est le premier à avoir apporté des réponses solides et méthodiquement fondées aux questions suscitées par la bataille. Tout d’abord elle a joué un rôle incontestable dans le règlement de la Seconde Guerre mondiale. Après la reddition à Stalingrad, le 2 février 1943, de la 6e Armée du maréchal von Paulus, Hitler était convaincu que l’on pouvait encore mener une bataille décisive, afin de briser les os de l’Armée rouge et ainsi gagner la guerre, mais à l’examen des faits ce n’est pas lui qui en concevra l’idée, mais le général Rudolf Schmidt qui impressionna le Führer par ses conceptions offensives, et qui reçut le soutien du feld maréchal von Kluge, commandant en chef de l’armée du Centre et de Kurt Zeitler, chef de l’état-major général (OKH). Ce n’est qu’après la défaite allemande que l’unique responsabilité de l’opération a été attribuée à Hitler.
Pourtant au printemps et à l’été 1943 le saillant de Koursk ne joua pas encore de rôle dans les plans de la Wehrmacht. De son côté l’état-major soviétique discerna très vite les possibilités opérationnelles qu’offrait cette vaste protubérance du front. Elle pouvait servir de base de départ pour des attaques dirigées contre les flancs et les arrières du groupe Centre dans la région d’Orel mais aussi contre le groupe Sud. Il s’attendait à ce que les Allemands choisissent le saillant de Koursk lors de leur offensive de printemps, d’où la décision qu’il prît d’ériger un système défensif sur trois niveaux avec une profondeur de 20 km, 5 000 km de tranchées et 400 000 mines sur le front du Centre.
L’opération Citadelle comme elle restée dans l’histoire, que l’auteur décrit dans le détail, a débuté le 5 juillet avec une attaque des panzers, de l’artillerie et des stukas. Elle s’achève formellement le 23 août avec la prise de Kharkov par l’Armée rouge, mais sa première phase ne dura que jusqu’au 25 juillet. Après les féroces affrontements, elle fut peu à peu freinée puis interrompue au lendemain du débarquement, le 10 juillet, des Anglo-Américains en Sicile. Comme Hitler était persuadé que le prochain pas des Alliés devait être un débarquement dans le Sud de l’Italie ou dans les Balkans comme le voulait Churchill, le front de l’Est devait céder des forces, et de ce fait l’opération Citadelle fut interrompue. Certes Hitler s’estima satisfait de l’opération et au vu du bilan chiffré des opérations militaires, son point de vue peut se comprendre malgré la bataille des chiffres à laquelle on a assisté.
Il est connu que les chiffres des pertes des Soviétiques durant la Grande guerre patriotique ont été systématiquement sous estimées sur ordre du maréchal Staline, qui ne voulait pas qu’on lui attribue la responsabilité de telles hécatombes. Ce n’est qu’après la chute de l’URSS, qu’avec l’ouverture des archives militaires, qu’historiens russes et occidentaux ont pu s’approcher de la réalité. Selon l’une des sources jugées des plus fiables par Roman Töppel, les pertes soviétiques s’élèveraient à 1 667 000 victimes, 6 064 chars et automoteurs et 3 300 avions. Quant aux pertes de la Wehrmacht sur l’ensemble du front à l’Est, entre juillet et octobre 1943 elles se sont élevées à 911 000 hommes. Durant la seule opération Citadelle, la Wehrmacht a perdu 1 200 chars (d’autres évaluations fixant le chiffre à 1 500) et 650 avions soit un rapport de 1 à 5 ou 1 à 6.
Pourquoi l’Armée rouge a-t-elle connu ces pertes immenses ? D’une part en raison de la supériorité technique et tactique des armes blindées et aériennes allemandes. La puissance de feu de l’infanterie allemande a été en effet notablement renforcée par l’introduction de la mitrailleuse MG-42 tirant 25 coups à la seconde. Mais surtout son armée de terre accordait une importance considérable à l’interaction optimale des différentes armes (« combat interarmes »), au « commandement de l’avant » et au « commandement par objectifs ». Les automoteurs de l’« artillerie blindée » ont donné d’excellents résultats. Ainsi en juillet et août 1943 l’artillerie allemande a dépensé des munitions comme jamais auparavant. La grande efficacité des bombardiers allemands fournit une autre raison des pertes soviétiques : les célèbres Junkers Ju 87 étaient notamment redoutés du fait de leur capacité d’effectuer des piqués à 90 degrés avec une précision mortelle.
Mais du point de vue opérationnel, la bataille de Koursk se solda par une défaite pour Berlin. Aucun des buts poursuivis à l’été 1943 n’a été atteint : les unités allemandes devaient en quelques jours percer les défenses des Soviétiques et les encercler autour de Koursk. Citadelle amorça la grande retraite allemande ; le front soviéto-allemand ne connaîtra par la suite plus de repli ; il est clair que la Wehrmacht ne pourra plus obtenir le dessus. C’est pourquoi, dès l’automne 1943, Hitler transféra son effort stratégique à l’Ouest : si les Alliés recevaient une dure correction en tentant de débarquer en France, alors croit-il la guerre pourrait encore être gagnée. C’est en ce sens que la bataille de Koursk a bien représenté un des tournants, mais non le tournant de la Seconde Guerre mondiale. À force de vouloir démolir, le « mythe de la Wehrmacht » entreprise qui fut salutaire, l’on a fini par oublier ce qui faisait l’étonnante efficacité de l’armée du IIIe Reich, remarque Jean Lopez qui, en expert, a eu l’impression pour la première fois de voir s’assembler la bataille en puzzle logique, complexe et multidimensionnel, mais maîtrisable. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été passée au peigne fin par les stratèges américains désireux, au moment de la guerre froide, de connaître les comportements et tactiques de l’Armée rouge. Il n’est pas étonnant aussi que cette bataille ait donné lieu à bien des mythes et a été suivie d’une bataille des interprétations de la part des deux protagonistes.
(1) Nicolas Baverez : Violence et passions ; Éditions de l’Observatoire, 2017.