L’United States Navy est-elle en phase de déclin avancé ? À en juger par la puissance, la masse et l’avance technologique de cette marine « second to none », on pourrait en douter. Et pourtant, Seth Cropsey nous montre avec Seablindness que le Sea Service (1) est engagé depuis la fin de la guerre froide dans un processus d’érosion dont il juge les symptômes alarmants et les conséquences potentiellement dramatiques pour la sécurité américaine et plus généralement pour la stabilité de l’ordre libéral.
En développant la notion de Seablindness – littéralement « cécité maritime » – l’auteur pointe en premier lieu l’amnésie qui frappe périodiquement des dirigeants américains prompts à réduire la voilure à chaque phase d’apaisement international. Après un premier cycle de limitations avec les traités navals de l’entre-deux-guerres, l’US Navy connaît à nouveau une décroissance fulgurante dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, avant de connaître un nouveau point culminant sous l’ère Reagan avec une « 600 ships Navy »… puis une nouvelle phase de déflation progressive et ininterrompue vers un format aujourd’hui stabilisé autour de 276 bâtiments de combats. Un chiffre emblématique d’une marine à l’étiage selon Seth Cropsey, dont ce second essai (2) offre une analyse détaillée et non partisane de la dynamique de compression de la flotte, en montrant comment les administrations successives depuis Reagan n’ont pas accordé à la marine américaine toute l’attention nécessaire dès lors que la menace en haute mer semblait s’estomper.
Mais c’est surtout l’analyse des conséquences stratégiques de cette contraction qui fait l’intérêt de l’ouvrage. Pour l’auteur, qui fut Deputy Under Secretary of the Navy au tournant des années 1990, c’est l’essence même du Seapower américain qui est en jeu, dans un contexte où les compétiteurs océaniques ne manquent pas. Or, selon Seth Cropsey, le Seapower est précisément le levier qui confère aux États-Unis leur capacité à réguler les rapports de force mondiaux, en contenant les tentations hégémoniques locales grâce à une application globale de leur puissance. En affaiblissant le Sea Service, le gouvernement américain contraint ainsi sa liberté d’action et érode la confiance de ses alliés, ouvrant la voie aux tentations prédatrices de certains États-puissances, au premier rang desquels la Russie, la Chine et l’Iran. Dès lors, le risque stratégique est de voir le Seapower américain désormais contenu par les puissances du Heartland. Pour faire sentir les effets potentiels de ce renversement, Seth Cropsey développe plusieurs scénarios captivants à l’horizon 2025, depuis l’invasion de l’Estonie par la Russie jusqu’à l’attaque de Pearl Harbor par la Chine en passant par une crise majeure en Méditerranée. À chaque fois, l’affaiblissement de la composante maritime américaine est le facteur qui pousse le gouvernement des États-Unis à reculer politiquement, malgré une supériorité encore très nette dans les autres milieux.
Ainsi, au-delà de la description minutieuse des effets pervers d’une marine en surchauffe – temps de déploiements doublés, carrier gaps, déficit dans l’entraînement et la maintenance – cet essai percutant offre au premier chef une réflexion sur le devoir moral des dirigeants américains vis-à-vis de la défense de leur pays, indépendamment des difficultés conjoncturelles qui peuvent légitimement pousser à rechercher des économies. « We are morally bound to defend ourselves » constate Cropsey. Pour l’auteur, il ne s’agit pas de choisir entre rester dissuasif sur mer ou « faire autrement » : il s’agit bel et bien d’un choix existentiel entre la capacité à dissuader les perturbateurs et l’incapacité définitive à le faire. Deter or not deter…
Au total, en dépit de quelques passages incantatoires sur le plan des capacités à acquérir, cet ouvrage lucide ne verse pas dans l’écueil du pamphlet nostalgique des années Reagan. On y trouve une analyse riche sur le rôle du Seapower pour la puissance insulaire américaine. On y trouve également un appel à la clarté stratégique pour la nouvelle Administration Trump qui, si elle fixe un cap vers une Navy à 350 bâtiments de combat, doit s’attacher à en expliquer l’intérêt aux citoyens américains et aux alliés des États-Unis. En somme, passer du « Make America Great Again » au « Make The World Safe Again ».
(1) Le terme Sea Service désigne la triade maritime américaine composée de l’US Navy (USN), de l’US Marine Corps (USMC) et de l’US Coast Guard (USCG).
(2) Premier essai paru : Mayday: The Decline of American Naval Supremacy ; Overlook, 2014.