Le romancier russe Mark Aldanov (1886-1957) est bien oublié aujourd’hui dans notre pays. Dans l’entre-deux-guerres, il fut pourtant l’un des écrivains préférés de l’émigration russe, alors qu’à l’époque ses livres étaient interdits de publication en Russie.
Chimiste de formation et militant socialiste, Aldanov quitta la Russie bolchevique peu après la révolution pour arriver finalement à Paris en 1919. Il écrivit d’abord quelques essais sur la révolution russe, puis des romans historiques. Suicide est son dernier roman, achevé en 1956, publié d’abord en feuilleton dans la presse russe de New York, puis en livre en 1958. Il n’avait jamais été traduit en français auparavant. C’est un roman bilan qui revient sur les révolutions de 1917 auxquelles il avait déjà consacré une trilogie dans les années 1930.
Cette immense fresque historique, qui n’est pas sans nous faire penser, tant dans sa forme que dans son esprit, à la Roue rouge d’Alexandre Soljenitsyne, lequel avait d’ailleurs lu le roman d’Aldanov, mêle habilement des personnages de fiction, tels les époux Lastotchkine, bourgeois éclairés et mécènes, qui n’hésitent pas à financer des organisations socialistes, et des figures historiques au premier rang desquelles se trouve Lénine, mais aussi Guillaume II, François Joseph et, brièvement, Mussolini. Le roman débute en juillet 1903, à Bruxelles lors du congrès du parti social-démocrate russe, qui va entériner la scission entre mencheviks et bolcheviks, et se termine en 1924 à la mort de Lénine.
Le titre du roman choque et surprend au premier abord, mais on subodore très vite qu’il fait référence symboliquement, dans l’esprit de l’auteur, au suicide de l’Europe, et de la Russie des tsars, qu’entraîna inexorablement le déclenchement de la Première Guerre mondiale, déclenchement très bien décrit au demeurant au niveau diplomatique. En dire plus ici serait dévoiler la fin du livre.
C’est précisément son expérience personnelle des révolutions de 1905 et 1917 qui permet à l’auteur à comprendre les événements qu’il décrit. Aldanov était en effet persuadé que seul un témoin oculaire pouvait véritablement saisir la logique du déroulement d’un événement historique.
À la différence des romanciers slavophiles qu’il côtoya à Paris, Aldanov se sentait profondément européen et refusa toujours d’adopter une conception essentialiste de la culture russe. Pour lui l’« âme russe » n’existait pas. C’est précisément cette approche libérée qui lui permit, dans Suicide, d’inscrire magistralement la révolution russe dans l’histoire de l’Europe.
Si l’on revient ici sur les événements d’octobre 1917 tels qu’ils sont mis en scène dans le roman, plusieurs enseignements en ressortent.
Tout d’abord, comme le relève Gervaise Tassis dans sa préface, pour Aldanov, « il n’y aurait jamais eu de révolution d’Octobre sans Lénine et sa volonté obstinée, imposée à tous, notamment lors de la séance du 10 octobre 1917, racontée dans l’avant-dernière partie du roman. » Ce primat de la volonté humaine dans l’histoire s’oppose ouvertement aux thèses de Léon Tolstoï.
Ensuite, on est surpris par la faible part jouée par la stratégie dans la prise de pouvoir par les bolchéviks le 25 octobre 1917. Les deux parties avaient compris que celle-ci dépendait de la prise d’un petit nombre d’objectifs (la forteresse Pierre et Paul, le palais d’Hiver, les gares, les banques, le central télégraphique et téléphonique). « Les uns et les autres y envoyaient des détachements armés… Dans le fond, ils faisaient la même chose. Les bolcheviks déployaient peut-être, et même certainement, plus d’intelligence et d’énergie que leurs adversaires. Mais là n’est pas le plus important. Le plus important est qu’en ce mois d’octobre l’immense majorité des forces armées du gouvernement provisoire n’avaient de forces armées que le nom. »
Autre « mythe » mis à mal par Aldanov, le rôle de la classe ouvrière : « Malgré ce qu’en disent les théories, les prédictions et les témoignages historiques des bolcheviks, le prolétariat n’a joué qu’un rôle assez modeste dans les événements d’octobre. Bien plus important a été celui joué par les marins et les soldats. Ces derniers savaient très bien ce qu’ils voulaient par-dessus tout : par-dessus tout, ils voulaient la fin de la guerre. Et c’est ce que, justement, leur promettaient les bolcheviks, et eux seuls. » Ceci explique d’ailleurs la vitesse avec laquelle la plupart des troupes considérées comme « sûres » passèrent du côté des insurgés.
Malgré tout les scènes de guerres et de révolutions sont absentes du roman et sont simplement suggérées par le biais de leurs conséquences sur la vie des personnages principaux, procédé romanesque beaucoup plus puissant à notre sens. On perçoit ainsi très bien à travers les changements intervenus dans la vie quotidienne des époux Lastotchkine comment l’ancienne classe dominante se retrouve peu à peu éliminée, presque de façon naturelle, par le moyen de l’économie (hyperinflation, nationalisation des banques, réquisitions, pénurie alimentaire…). On y relève également avec intérêt la manière, tout aussi naturelle, avec laquelle intervenait en pratique la réquisition d’une habitation bourgeoise, et sa transformation progressive en appartement communautaire.
Par sa densité, sa précision dans le rendu de l’histoire en marche, sa clarté de style, le roman de Mark Aldanov confirme le paradoxe selon lequel les grands événements historiques sont souvent mieux décrits et expliqués par les écrivains que par les historiens universitaires. Il convient ainsi de rendre hommage aux Éditions des Syrtes pour avoir permis au lecteur francophone de pouvoir enfin en apprécier la profondeur. La présente édition est servie par une traduction de grande qualité et éclairée par plus de 750 notes de bas de pages relatives aux nombreux personnages historiques évoqués dans le roman.