Nos représentations du Moyen Âge sont pétries de lieux communs : violence omniprésente, cruauté des puissants et des juges, hygiène approximative, religion fanatique, médecine balbutiante… Comme le relève l’un des auteurs de ce qui est certainement l’étude la plus stimulante parue sur le Moyen Âge depuis des années, il n’y a aucune période que l’on juge aussi mal. Le XVIe siècle est « protégé par la Renaissance », malgré l’extrême violence des guerres de religion, le « Grand siècle » est traversé pourtant de guerres sans fin pour des enjeux territoriaux limités, du XVIIIe, on ne voit que les Lumières, etc. « En somme, pour trouver une figure aussi négative que celle du Moyen Âge, il faut remonter à Cro-Magnon ! » (Boris Bove).
Dans Le Vrai visage du Moyen Âge, ouvrage collectif publié sous la direction de Nicolas Weill-Parot et de Véronique Sales, regroupant près d’une trentaine d’entretiens avec les meilleurs spécialistes universitaires de cette époque, les mythes s’effondrent rapidement, et les raisons de leur prégnance particulière à notre époque apparaissent au grand jour.
Qu’elles sont tout d’abord les limites temporelles du Moyen Âge ? La réponse et loin d’être évidente car les limites traditionnelles de cette période (476-1453) sont de plus en plus considérées comme arbitraires. On a ainsi tendance aujourd’hui à placer la véritable rupture au XIIe siècle, où se met progressivement en place un ordre économico-politico-culturel qui dure jusqu’au XVIIIe siècle. Certains auteurs de ce livre, comme Boris Bove, vont même plus loin et considèrent que le Moyen Âge est « une construction idéologique à laquelle on a ensuite tenté de donner une consistance scientifique ».
La question est d’importance car toutes ces idées fausses que nous avons évoquées plus haut découlent, comme le démontre Patrick Gautier Dalché, « d’une visée progressiste de l’histoire intellectuelle découpée en périodes que l’on caractérise indûment par des phénomènes massifs survenant en rupture brusque et radicale avec le passé immédiat. Mais les faits ne répondent jamais à des déterminations aussi simplistes ».
Il en va ainsi du mythe de la « Terre plate » à laquelle auraient cru les savants du Moyen Âge, alors qu’il s’agit en réalité d’une construction culturelle des médiévistes du XIXe siècle. Nourri de leur anticléricalisme, ce mythe survit jusqu’à aujourd’hui, car « pour nous qui nous pensons comme modernes et libres de toute superstition, ce mythe est un repoussoir nécessaire, qui procure un prétexte indiscutable pour accepter les utopies technologiques et louer le monde merveilleux qui est le nôtre » (Patrick Gautier Dalché).
Le mythe de la « chasse aux sorcières » s’explique tout aussi aisément : « Le bûcher de la sorcière est une sorte de concentré de tout ce qu’on projette sur le Moyen Âge : le fanatisme, la violence, la cruauté, la haine des femmes. La sorcière qui brûle c’est l’acte antimoderne par excellence… Le seul problème, c’est que l’on parle en réalité d’un phénomène postérieur » (Nicolas Weill-Parot), car la chasse aux sorcières a lieu essentiellement à l’époque moderne ! « C’est parce qu’il y a un présupposé négatif attaché au Moyen Âge comme époque d’obscurantisme religieux et ecclésiastique qu’on en déduit fantasmatiquement que c’est là, dans ces temps obscurs, qu’on passait son temps à brûler des sorcières. »
L’existence d’un supposé « droit de cuissage », dont les nobles auraient bénéficié lors du mariage de leurs serfs, est de même ramenée au niveau des fantasmes du XIXe siècle qui l’ont suscité.
Plus généralement, on pourrait déduire de tous ces préjugés négatifs attachés au Moyen Âge que « certains ont besoin de maintenir l’idée d’une période obscure qui valoriserait en retour notre temps » (Danielle Jacquart).
À l’opposé, les représentations idylliques de certaines régions privilégiées par les historiens modernes ne sont pas dénuées d’arrière-pensées. Il en est ainsi de l’Occitanie médiévale, souvent présentée, à tort, comme plus évoluée, moins brutale que la France du Nord, cela étant en réalité le résultat d’une exaltation collective des milieux régionalistes des années 1960-1970. Là encore, « on projette aujourd’hui sur les Cathares, et sur la société occitane à laquelle on les associe, des aspirations et des mythes modernes » (André Vauchez).
Il en est de même de l’épisode idéologiquement clivant des croisades, lesquelles ne correspondent en réalité « ni à l’invasion où le vainqueur cède aux charmes de la civilisation du vaincu, ni à la colonisation où le vainqueur essaie d’imposer sa civilisation au vaincu ». Elles représenteraient avant tout « une tentative de récupération d’un héritage qu’on ressent comme sien : la Méditerranée, le tombeau du Christ, l’Espagne », de « reconquérir les territoires de l’Empire romain dérobés à la chrétienté » (Gabriel Martinez-Gros).
Le leitmotiv partagé par tous les contributeurs de cet ouvrage salutaire dépasse finalement l’enjeu des représentations modernes du Moyen Âge. Il s’agit ici de mettre à jour les anachronismes artificiels suscités par la recherche historique, comme celui qui tend à essentialiser la bourgeoisie à travers les âges : « La bourgeoisie hostile à la monarchie, la bourgeoisie versus le pouvoir seigneurial : telles sont les idées forgées au XIXe siècle, celui des révolutions. Le propre des historiens étant de rechercher la généalogie des phénomènes qui leur sont contemporains, on remonte dans le temps pour chercher les racines de la Révolution. Et comme celle du XVIIIe siècle a été faite par la bourgeoisie, on va chercher au Moyen Âge les origines de cette bourgeoisie, en imaginant, dans une projection téléologique que, de tout temps, la bourgeoisie a été une. » (Boris Bove).
Les auteurs abordent également la question, souvent controversée, de la formation du « roman national ». Il est désormais établi que l’émergence de la France en temps que nation, en tant que réceptacle d’un « sentiment identitaire » commun (qui n’exclut pas d’ailleurs d’autres appartenances de portées géographiques plus restreintes), remonte aux derniers siècles du Moyen Âge, ainsi que le montre Philippe Contamine dans un chapitre liminaire. Mais cela n’est pas tout. On se souvient de la réflexion de Michelet évoquant la vocation universelle de la France, comme « pilote du vaisseau de l’humanité », idée que l’on croyait liée indissolublement au XIXe siècle, siècle de son expansion coloniale et culturelle. Cet ouvrage vivifiant et novateur nous apprend qu’en réalité il n’en est rien : « L’idée de l’exception française, de l’avant-gardisme français, de la France qui montre la voie aux autres peuples, est exagérément affectée à la période révolutionnaire alors qu’elle s’enracine, en réalité, dans la période médiévale, fondatrice de la nation. » (Franck Collard).
Trop riche pour être résumé en quelques lignes, Le Vrai visage du Moyen Âge, aborde tous les aspects de cette période souvent délaissée et méconnue : la guerre et la place de la chevalerie, la vie dans les villes, les voyages, la place des femmes, l’alchimie, les hérésies, la question du servage et la position de l’Église à son égard, etc.
À retenir enfin une dernière réflexion de nature à souligner cette belle spécificité française qui ressort si souvent à la lecture de ce livre. Dans un chapitre consacré à la guerre au Moyen Âge, l’auteur nous fait remarquer que « la France est le seul pays qui commémore toutes ses défaites. On parle plus de Mansourah (1250), Courtrai (1302), Crécy (1346), Poitiers (1356) ou Azincourt (1415) que de Bouvines (1214), Baugé (1421), Formigny (1450) ou Castillon (1453) » (Laurent Vissière). Question de panache sans doute !